« Il faut refuser cette dérive sécuritaire dont les enfants sont les prétextes »

Publié le 4 novembre 2010 sur OSIBouaké.org

Libération - 04/11/2010 - Tchat

Un rapport du secrétaire d’Etat à la Justice remet sur la table l’idée d’un dépistage des troubles du comportement de l’enfant dès 2-3 ans. La psychanalyste Sylviane Giampino, auteure de « Nos enfants sous haute surveillance » (Albin Michel) a répondu à vos questions.

Marie. Le dépistage précoce ? Mais je croyais que cette idée avait été abandonnée. Pourquoi la ressortir ? Ce rapport laisse-t-il craindre une loi ?

Sylviane Giampino. Ce qui avait été abandonné, c’est l’article instaurant le dépistage précoce dans la loi « Prévention délinquance de juillet 2006 ». Mais dans de multiples communications du gouvernement, l’idée était restée présente, et nous ne sommes pas surpris de la voir reprise aujourd’hui.

Nina. Sur quoi se fonde Bockel pour faire cette proposition de dépistage précoce de la délinquance ? Il y a une école psy qui la prône ?

Le rapport Bockel reprend les idées d’un courant de pensée nord-américain qui affirme qu’il y aurait un lien entre des difficultés psychologiques durant la petite enfance et une évolution vers la délinquance. Ce qui n’est pas scientifiquement valide. De nombreuses publications le prouvent, que l’on peut retrouver sur le site du collectif « Pas de 0 de conduite », mis en place en janvier 2006 pour protester contre ce projet de dépistage précoce.

Norb. Est-ce le vocabulaire employé par la droite (« dépistage », « troubles du comportement ») qui vous gêne, ou également toute tentative de prise en charge des petits « à problèmes » ?

Ce qui nous dérange, c’est l’idée qu’il y ait un lien de continuité entre la souffrance psychique et sociale de certains enfants et les comportements violents ou délinquants plus tard. C’est faux, ça n’a jamais été démontré, contrairement à ce que racontent certains scientifiques. C’est grave car cela induit une dérive, les services d’aides aux enfants et aux familles vont être annexés par la police et la justice.

Agnès. Si « le dépistage » consiste à accorder plus de moyens humains à ces enfants, c’est peut être une bonne idée, non ? Qu’en pensez-vous ?

Tous les professionnels de l’enfance, les organisations familiales et les chercheurs, sont d’accords pour dire qu’il faut mobiliser des moyens pour aider le plus tôt possible, et de façon pluridisciplinaire, les enfants qui donnent des signes de souffrance ou de mal être. Mais on n’a pas besoin de faire croire qu’ils vont devenir délinquants pour qu’une société se mobilise et aide ces enfants à aller mieux et à grandir dans de bonnes conditions, sociales, médicales, et psychologiques.

Mais difficile de croire aujourd’hui que le gouvernement souhaite aider les enfants au moment où il supprime les réseaux d’aide dans les écoles (RASED), au moment où il assèche les consultations médico-psychologiques et tout le tissu associatif d’aide et de solidarité aux plus démunis, qu’il veut faire croire qu’il veut aider les enfants.

Allumette. Le dépistage existe déjà, non ? Il y a bien des psy et des assistantes sociales qui vont dans les classes voir le comportement des enfants...

Il y a effectivement des psychologues scolaires et des travailleurs sociaux qui travaillent en collaboration avec les écoles, mais ça n’a rien à voir avec l’idée qu’il y a derrière le rapport Bockel, à savoir : des dépistages plus systématiques pour tous les enfants.

Aujourd’hui, en France, quand un psychologue intervient auprès d’un enfant, à la demande d’un instituteur, les parents sont informés et ont le droit de refuser. Ce n’est pas du tout pareil que les dépistages en grand nombre qu’envisage le gouvernement. Ces dépistages à grande échelle se feraient à partir de questionnaires de comportement, traités par informatique, qui peuvent faciliter le fichage des enfants.

Dodcoquelicot. Voyez-vous du « flicage » dans la démarche ? Que pensez-vous du logiciel « base élève » en place depuis la rentrée et qui renseigne notamment sur l’état civil de base mais aussi la profession des parents, l’absentéisme, les difficultés ?

Il y a, bien sûr, des liens entre la propagande gouvernementale qui, au nom du sécuritaire, veut faire du dépistage psychologique précoce de masse et les risques de fichage de la population enfantine. Il existe aujourd’hui « base élève », mais plusieurs autres fichiers concernant les enfants sont en préparation. Je rappelle l’affaire du fichier Edvige en 2008. Il est clair que si l’on accepte le soi-disant dépistage informatisé, au nom de l’aide aux enfants, on aboutira à un fichage des comportements des enfants. Souvenons-nous que fin 85, un député UMP avait évoqué l’idée d’instaurer un carnet de comportement pour chaque enfant à l’entrée à l’école maternelle. Soyons vigilants.

Febronio. Un tel dépistage aussi précoce peut-il vraiment être fiable ? Ne ferait-il pas courir un risque inconsidéré à un enfant « dépisté » à tort ?

Tymakane. Est-il rationnel et possible de dire qu’on peut déceler les comportements à risque dès l’âge de 2 ou 3 ans ? Peut on faire confiance à la science à ce point ?

Les spécialistes du développement psychologique de l’enfant s’accordent pour dire que lorsque des enfants donnent des signes de mal être, il est préférable d’être attentif dans une observation, et dans une offre d’aide à l’enfant et à sa famille. Poser un diagnostic à cet âge là et prétendre pouvoir faire un pronostic pour plus tard est peu pertinent.

Faire un dépistage d’une pathologie mentale et un diagnostic, c’est le travail d’un ou plusieurs spécialistes, et ça requiert beaucoup de prudence. Si l’on se trompe, plus l’enfant est jeune plus c’est grave, car l’enfant est en train de se constuire. S’il ressent que l’on pense qu’il est « comme ci » ou « comme ça », qu’il va devenir « ceci » ou « cela », ça va le perturber encore plus. C’est pour cela qu’avec les enfants en bas âge la prévention est souhaitable, mais la prédiction est nocive.

Emagine. Ne serait-ce pas plutôt pertinent de sensibiliser les parents à être attentifs au comportement de leur enfant et qu’il consulte si nécessaire, plutôt que de rendre ce dépistage systématique ?

Bien sûr, les parents ont besoin parfois, mais pas toujours, d’être soutenus et aidés face à certaines difficultés de leurs enfants. Mais il ne s’agit pas non plus d’instaurer une police des familles. Il est préférable que les parents puissent faire confiance aux enseignants, travailleurs sociaux et spécialistes de l’enfance pour qu’ils puissent demander de l’aide. Si on les traque, ils se sentent jugés, prennent peur et ne pourront pas demander l’aide dont ils ont besoin.

Paquerette. Dans le rapport, j’ai lu qu’on parle aussi du coaching des parents. On va aussi dépister les parents ?

On assiste aujourd’hui à la montée des discours qui suspectent les enfants et les jeunes d’être fauteurs de troubles, qui suspectent les parents de ne pas assumer leurs responsabilités, et qui suspectent les professionnels de ne pas faire leur travail.

Ce n’est pas un hasard. Ce discours de suspicion et de dévalorisation a pour but de déstabiliser, d’insécuriser les uns par rapport aux autres, et de justifier des mesures qui fonctionnent sur la base du contrôle, du fichage, et de la circulation des informations, y compris sur la vie privée des personnes.

Coccinelle. Je crois qu’au Canada, le dépistage précoce est pratiqué et ne suscite pas de polémique comme chez nous. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je viens de rentrer du Canada, il n’y a pas de dépistage systématique des problèmes psychologiques des enfants dans le but de réduire la délinquance. Le gouvernement tente aussi d’imposer des protocoles, des procédures normatives sur les enfants. Depuis que ces mesures existent les résultats ne sont pas probants, et des critiques commencent à se faire entendre. Nous serions bien bêtes d’appliquer en France des outils qui sont aujourd’hui contestés outre-Atlantique !

Germaine. Ma petite-fille se montre parfois cruelle envers les animaux domestiques, est-ce un signe de troubles du comportement ?

De tous temps, les enfants en bas âge ont eu besoin d’explorer et d’expérimenter pour comprendre le monde et apprendre.

Ce serait bien triste de coller à cette « petite scientifique » - qui se questionne sur ce qu’est la différence entre l’animal et l’humain ou la différence entre la vie et la mort - l’étiquette de violence. Il vaut mieux lui parler et lui apprendre ce qui l’intéresse.

Au revoir à tous. En tant que parent, ou en tant que professionnel, ne restez pas seul face à vos questions. Et pour refuser cette dérive sécuritaire dont les enfants sont les prétextes, rapprochez-vous de vos organisations représentatives, de vos collègues, des autres parents. Surtout ne restez pas seul.

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