L’édifiant destin du Probo Koala, le cargo qui empoisonna Abidjan

Publié le 1er juin 2010 sur OSIBouaké.org

Par Sophie Verney-Caillat | Rue89 | 30/05/2010 | 10H43

En 2006, il livre des déchets toxiques qui sèment la panique dans la ville et font au moins 16 morts. Un livre enquête sur la catastrophe.

Photo : Le nettoyage des déchets du Probo Koala

Ce fut sans doute la « première catastrophe écologique du XXIe siècle ». Avant de tirer cette conclusion, les auteurs du livre « Le Cargo de la honte, L’effroyable odyssée du Probo Koala » (Stock) ont enquêté pendant quatre ans.

Leur objectif : comprendre comment, en août 2006, un supertanker immatriculé aux îles Marshall, doté d’un équipage ukrainien et affreté par la multinationale Trafigura, a fini par provoquer une grave pollution dans la capitale ivoirienne avec sa cargaison de résidus pétroliers toxiques.

Quatre ans plus tard, un procès s’ouvre à Amsterdam. Mais les vrais responsables dorment tranquilles, tandis que le transport maritime international continue son « business as usual ». Seize morts officiels, cent mille personnes intoxiquées, mais toujours pas de reponsable reconnu par la justice.

« Un roman noir rocambolesque, où tout est vrai »

Charlotte Nithart est experte à l’association Robin des Bois. Des sujets de livres, son travail lui en fournit tous les jours. Elle a eu « besoin de raconter cette histoire-là, parce que c’est un roman noir rocambolesque, où malheureusement tout est vrai ».

Bernard Dussol est grand reporter à Thalassa. Il s’est fait mettre en garde à vue parce qu’il filmait le port d’Abidjan en octobre 2006, a réalisé un reportage dans des conditions de guerre, et rappelle que « la Côte d’Ivoire ce n’est pas rien pour les journalistes, Jean Hélène et Guy-André Kieffer y ont été assassinés. »

Ensemble ils ont reconstitué cette histoire à tiroirs, sous forme de thriller, où la cupidité de grands traders mêlée à la corruption de petits margoulins a rendu possible un drame écologique, économique, politique. C’est en incarnant cette fresque mondiale dans des personnages qu’ils rendent leur récit passionnant.

Le drame du Probo Koala illustre parfaitement l’impossible contrôle du transport maritime. Les tenants de ce commerce utilisent toutes les failles des législations nationales pour faire des affaires et maximiser leur profit. Comme l’explique Bernard Dussol, cela « préfigure ce qu’est un monde dérégulé », et ses conséquences. (voir la vidéo)

Abidjan parce que personne d’autre n’en veut

Si le navire a atterri dans le port d’Abidjan et sa cargaison dans ses faubourgs, c’est parce que Trafigura, « l’une des plus grandes sociétés indépendantes de négoce international de matières premières » au monde (dixit son site internet), a cherché à faire un profit maximum en un temps minimum.

En acceptant de traiter les résidus pétroliers issus du Mexique, Trafigura espérait gagner 7 millions de dollars par cargaison. Charlotte Nithart raconte pourquoi Abidjan fut le dernier port de cette maudite cargaison, après escales à Gibraltar, Amsterdam, en Estonie, au Nigeria et au Togo. (Ecouter le son)

Abidjan touché par les déchets toxiques du Probo Koala

Une fois la cargaison déchargée, la ville est rapidement prise de folie. Des « odeurs indescriptibles » l’envahissent, puis la rumeur d’une action terroriste à base d’armes radioactives circulent, et rapidement des scènes d’exode, suivies d’émeutes :

« La ville est cernée par une ceinture empoisonnée. Les administrations mettent la clef sous la porte, la collecte des déchets est interrompue, des entreprises arrêtent leurs machines et mettent leurs employés au chômage technique.

Toute la vie sociale et économique d’Abidjan est bouleversée en profondeur. »

Seul l’intermédiaire ivoirien est en prison

Celui qui a organisé le transfert de la cargaison du Probo Koala dans la ville, c’est Salomon Ugborugbo, un traficoteur comme il y en a tant sur le port. Il vient de monter sa boite et réalise là son premier gros contrat.

« Il ne se rend pas compte des risques qu’il fait prendre aux chauffeurs et aux habitants d’Abidjan », raconte Bernard Dussol, qui dresse un profil contrasté de ce personnage.

Interviewé par les auteurs du fond de sa prison où il purge une peine de vingt ans, Salomon remarque qu’on « a libéré tout le monde, sauf moi. »

« Je paie pour ma nationalité parce qu’en réalité je ne suis pas fautif. Tous les responsables savaient que les slops étaient dangereux mais on me l’a caché volontairement. »

Il révèle même qu’un « trafic de produits pétroliers se déroule habituellement sur le port. Des tas de gens reçoivent des commissions dans tous les servies et à tous les niveaux ».

Emprisonné cinq mois, le donneur d’ordres n’a jamais été jugé

En Côte d’Ivoire, beaucoup de haut responsables sont tombés … avant d’être réintégrés quelques mois plus tard, de retrouver leurs villas de fonction et leurs serviteurs. « Comme si aucune sanction ne pouvait être prise », remarque Bernard Dussol.

Surtout, le vrai donneur d’ordres Claude Dauphin, a passé cinq mois en geôle à Abidjan, mais n’a pas été jugé. « Responsable moralement », Trafiguera l’acceptera, mais jamais pénalement.

Précisions que Dauphin a profité d’un traitement de faveur sans pareil au sein de la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan : il a fait installer la climatisation, se faisait livrer la nourriture des cuisines du Sofitel, a recruté des gardiens pour assurer sa sécurité… et continuer à gérer ses affaires.

Une histoire sans fin, et sans justice

Le procès qui débutera le 1er juin à Amsterdam ne vise que les manquements des autorités néerlandaises et le capitaine du Probo Koala. Mais les dirigeants de Trafigura se sont mis à l’abri, en payant : un premier chèque de 152 millions de dollars a permis d’indemniser la Côte d’Ivoire et une partie des victimes, un second de 33 millions les autres.

Trafigura a acheté le silence. Et les victimes reçu un peu plus de 1 000 euros comme solde de tout compte.

Comme le résume Charlotte Nithart : « Le chèque, donc pas le procès. C’est frustrant pour les victimes. » (Voir la vidéo)

L’indemnisation ne clôt pas l’affaire, loin s’en faut. Les résidus pétroliers ont fini par arriver en France, où une société a été mandatée pour leur dépollution.

Mais 3 000 tonnes de ces déchets croupiraient encore en Côte d’Ivoire. Car le chantier de nettoyage, qui n’employait que des expatriés, a été attaqué, et les ouvriers ne sont jamais revenus. Les Ivoiriens ne sont pas près d’oublier l’épisode du Probo Koala.

Photos : Abidjan touché par les déchets toxiques du Probo Koala, les opérations de nettoyage (Charlotte Nithart/Robin des Bois)

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