Le sida vu d’en bas

Publié le 9 février 2010 sur OSIBouaké.org

Minorités - dimanche 10 janvier 2010 - par Nicolas Johan LePort Letexier [1]

Pendant que les experts expertisent, que les analystes analysent et que les huiles de la sidacratie se disputent les restes des subventions gouvernementales, le petit peuple des volontaires, des bénévoles, des salariés catégorie 1 encaisse toujours et encore.

Pendant que les experts expertisent, que les analystes analysent et que les huiles de la sidacratie se disputent les restes des subventions gouvernementales, le petit peuple des volontaires, des bénévoles, des salariés catégorie 1 encaisse toujours et encore.

Mépris, indifférence complète, condescendance sincère, on nous a bien fait comprendre que les enjeux n’étaient pas à notre niveau, que le sida   n’était pas de notre ressort. On nous laisse le trottoir, le tractage, les backrooms, les visites aux malades, l’accompagnement dans les préfectures et autres joyeusetés, mais seulement parce que les gens compétents sont absorbés par des réalités supérieures. Presque par défaut quoi !

On se retrouve une ou deux fois l’an, en manif souvent, crevés, de plus en plus déconnectés, résignés à faire ce qu’on peut sans rien attendre des pontes qui défilent en tête, tout fiers de faire un peu de « proximité ».

Absents officiels de la Marche

Alors oui, je le reconnais, j’ai pété un plomb à la marche du 1er décembre de cette année. Mais c’était juste conjoncturel. J’avais pris une demi-journée au boulot. J’avais passé l’après-midi à distribuer des capotes dans la rue, à expliquer la Journée Mondiale de Lutte contre le Sida   à des pédales pressées d’aller faire leurs courses de Noël, à des mamies perplexes, à des bobos conciliants, à des gamins qui savent à peine ce qu’est le sida   et qui découvrent les MST comme si c’était de la science-fiction.

Qui tentait d’occuper les trottoirs du Marais pendant qu’Aides réalisait un joli plan de communication en drapant la République d’un ruban rouge et qu’Act Up faisait chauffer ses projecteurs pour décorer les façades dans la soirée ?

Cinq gamins de Solidarité Sida   (2 hétéros et 3 gays), les lesbiennes de DollHouse et trois pauvres Sœurs de la Perpétuelle Indulgence…

Alors oui, découvrir l’absence officielle de Aides à la Marche (même si Daniel Defert était là et que beaucoup de militants de base étaient quand même venus), entendre « Le sida   c’est la guerre, Act Up en colère ! » pour achever la minute de silence, mais voir qu’on nous faisait passer par les petites rues du Marais pour surtout ne pas déranger, avoir été une dizaine d’idiots à crier « le sida   est toujours là et les pédés font quoi ? » tellement la colère montait et avoir dû supporter en plus les discours à la con des guides suprêmes de la révolution avant qu’ils nous offrent un verre de vin chaud, histoire de faire un peu de convivialité pour la piétaille associative frigorifiée qui venait de leur servir la soupe encore une fois… c’était un peu trop ! Too much for me, my Dear.

J’étais crevé. J’ai mis trois jours à me calmer. Perte de temps, énergie gâchée inutilement. L’année prochaine je n’irai pas à la marche.

Manoeuvres associatives

Depuis un bon moment déjà, j’évite de trop lire la littérature sida  . J’écoute d’une oreille distraite les copains qui m’expliquent les grandes manœuvres associatives, les guéguerres Aides/Act Up, le dessus et les dessous de leurs histoires de sous, de pouvoirs, de carrière. Je n’explose même plus quand les mêmes copains me font les comptes-rendus des rapports, des réunions, des tables rondes, des assemblées générales, des réunions ministérielles, réunions de bureau, réunions de chefs et de sous-chefs.

Je me souviens parfaitement de ma dernière tentative de participation à tout ça. C’était l’assemblée Générale d’Act Up sur la pénalisation du VIH  .

Rendez-vous à 18h30. Ça commence bien, ils n’ont toujours pas compris que certains bossent ! On se débrouille car le sujet est important. Mon colocataire, lui aussi engagé dans la lutte contre le sida  , a réussi à sortir du travail plus tôt et on retrouve nombre de copains venus de diverses associations. Les gradins de l’amphi des Beaux Arts sont pleins. On nous annonce un prof de droit qui a fait le déplacement et ne partage pas l’avis d’Act Up. Il dispose de 15 minutes pour présenter son positionnement. Intéressant. Déjà un certain nombre de problèmes soulevés. Arrive le moment des questions. Les deux premières interventions ne sont pas des interrogations mais des discours justifiant la position d’Act Up. Ok, pourquoi pas ? Au moins, les données sont claires. On va pouvoir discuter. En rafales, arrivent ensuite de véritables agressions verbales, inutiles et complètement idéologiques, sur le pauvre homme à qui on ne laisse pas le temps de répondre. Au bout de trente minutes (belle résistance, je n’aurais pas tenu 10), l’intervenant quitte la salle. On sent le soulagement de certains : « Qu’on est bien entre nous qui pensons la même chose ». Je suis outré, mon colocataire hésite entre la colère et le sommeil.

Commence le débat. Je passe sur les vieilles copines du fond de la salle, militants historiques, qui se poussent du coude et prennent la parole pour invectiver de néologismes ridicules et de blagues potaches les malheureux qui essaient de se faire entendre. On sort fumer une cigarette, on hésite à partir, on discute avec une fille de SOS Homophobie atterrée, avec un copain d’Act Up résigné. Il est déjà presque 20h ! Au bout de 2 heures de cette mascarade, synthèse de la présidente : « Il faut laisser les séropos porter plainte, mais faire du lobbying auprès des tribunaux pour que les plaintes n’aboutissent pas. » On sursaute, on se regarde pour être sûr d’avoir bien compris. Oui, oui c’est bien ça, on a entendu la même chose. En sortant on interroge les copains. « C’est toujours comme ça ? et la synthèse ? ». Oui, oui, tout le monde a bien entendu la même chose, est dégoûté par la nullité du débat, a l’impression d’avoir perdu du temps pour rien.

Tiers État

Ok, pour moi l’affaire était close. Continuez à vous faire plaisir entre vous, le « Tiers État » du sida   retourne à ses corvées !

N’allez pas croire que je ne m’en prenne qu’à Act Up, j’en ai tout autant au service des Mandarins de Aides ou des Reines de promos de Têtu !

Ça fait longtemps que les discours sur le bareback me font doucement sourire, que les théories sur le relapse me font l’effet d’une berceuse. Oui, oui la RDR c’est une catastrophe. Bien sûr les Recommandations Suisses vont nous poser un grand problème de communication. Le tout capote versus les discussions de jésuites sur la culpabilité, et la responsabilité et bla bla bla…

Et après, on fait quoi ?

Trop ivre ou défoncé

Quand vous tentez un commentaire (pas même un avis, encore moins un conseil) en vous appuyant sur des exemples précis, on vous répond que vous êtes dans l’affectif (comprenez que les bonnes intentions ne suffisent pas), que vous faîtes du « story telling » (comprenez que votre expérience, on s’en cogne), qu’il faut prendre de la hauteur (comprenez que vous êtes en dessous, le petit monde du sida   a ses étages), que vous n’avez pas lu les bons chiffres ou que vous ne connaissez pas la dernière étude. En gros, vous êtes un gentil crétin, incapable d’analyser son expérience de terrain pour en tirer des conclusions plus générales ou des problématiques plus globales.

Pensez donc, il faut bien que tout ce petit monde justifie ses crédits, son plan de carrière, son aura médiatico-militante ou juste sa charmante mythologie personnelle d’activiste reconnu.

Même si nous savons tous que la grande majorité des mecs dans les couloirs du Dépôt ne connaissent ni Rémès, ni Dustan, savent à peine ce qu’est le bareback, n’ont aucune idée de ce qu’est le relapse, les Recommandations Suisses ou le rapport Lert-Pialoux. On laisse les spécialistes gloser sur le sujet ad libitum.

Même si nous voyons, nuit après nuit, que les mêmes garçons ne mettent pas de capote juste parce qu’ils n’en avaient pas à portée de main quand ils ont réussi à coincer le gars qu’ils pistaient depuis 3/4 d’heure, juste parce qu’ils sont trop ivres ou trop défoncés pour y penser. On laisse les experts nous expliquer comment faire de la bonne prévention, avec les bons mots et les bonnes théories. (A ce niveau-là, comme ils ne se sont toujours pas mis d’accord entre eux, on fait ce qu’on peut… en attendant bien sûr !)

Et même lorsqu’il est criant que beaucoup de séropos viennent de milieux défavorisés, culturellement et intellectuellement limités, on fait semblant de croire qu’ils sont tous capables de lire Protocole ou Action, qu’ils connaissent assez leur maladie pour que la moindre étude de 300 pages publiée à l’autre bout du monde change leurs comportements sexuels.

Ben oui, puisque les pros sont déjà en train de s’écharper sur le sujet !

Allo, y’a quelqu’un ?

Mais sur le terrain : personne ! Dans les lieux de sexe : toujours personne ! Sur les lieux de drague, dans les bars, les festivals, les soirées : pas un seul ! Ou plutôt toujours les mêmes : nous, le gentil troupeau des dilettantes du sida  , gnan-gnan, mal formé, voire contre-productif.

Et puis il y a cette vérité, cette évidence : même en poussant les chiffres, 20% de gays séropos ça laisse 80% de gays séronegs !

Pour que ces 80% restent négatifs, qu’ils restent solidaires des malades, qu’ils se sentent concernés et demeurent vigilants, il faut absolument arrêter de faire du sida   le pré carré d’une coterie de spécialistes ou un problème réservé aux malades. Il faut encourager toutes les initiatives, arrêter de pressurer autant que de mépriser ceux qui, sur le terrain, sont en première ligne.

J’ai souvent envie de crier : « Revenez ! Allo l’élite, ici la terre ! ». Vous êtes en train de foutre en l’air la décennie sur presque tous les sujets importants pour les minorités que vous êtes censés représenter. Mais je sais que nous crions de beaucoup trop bas. L’élite LGBTQI (et que sais-je encore !) vole beaucoup trop haut dans son petit coin de ciel parisien ou international. Pas question de redescendre. Mêmes causes, mêmes effets.

Après la France d’en bas, il y a les gays, le sida  , les militants et les combats d’en dessous.

Nicolas Johan LePort Letexier

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[1] 30 ans, universitaire, activiste et charcutier traiteur, il fait ce qu’il peut en espérant revenir au plus vite à la littérature, à la poésie et au tricot.