Contaminés sous X

Malgré les cas de sida et les plaintes juridiques, l’industrie du porno californien s’oppose au port obligatoire de la capote.

Publié le 24 octobre 2009 sur OSIBouaké.org

Libération - 23/10/2009

Par Laureen Ortiz Los Angeles, de notre correspondante

Quasi intouchable depuis une vingtaine d’années, la « vallée du porno », haut lieu mondial du cinéma X blotti derrière les collines d’Hollywood, commence à trembler. L’onde de choc est venue d’une association de lutte contre le sida   qui a attaqué cette « industrie » juste avant l’été, après qu’une actrice a été testée positive au VIH   en juin et qu’elle a, malgré cela, travaillé dès le lendemain… « Nous avons l’intention d’empêcher les tournages sur lesquels on n’exige pas le port du préservatif. Dans toutes les industries, les employeurs doivent protéger les gens contre les accidents du travail. On porte bien des masques dans des secteurs comme la chimie ou des casques sur les chantiers… », explique Michael Weinstein, à la tête d’Aids Health Foundation, association à l’origine d’une plainte auprès des autorités sanitaires californiennes. Plainte à laquelle s’est jointe Shelley Lubben, ancienne actrice de porno, aujourd’hui présidente de l’association Pink Cross Foundation. « Je ne connaissais pas les risques du métier jusqu’à ce que je contracte le papillomavirus et l’herpès, raconte-t-elle. Le médecin m’a dit que j’avais des lésions cancéreuses sur le col de l’utérus ; s’en sont suivis de nombreux problèmes de santé, des hémorragies… Avant cela, je croyais les pornographes quand ils disaient que si nous faisions tous des tests, nous étions protégés. Tout ce que je voyais, c’était cette image glamour de l’industrie porno dépeinte dans les médias. »

A l’époque polytoxicomane, « alcool, cocaïne, marijuana, LSD et ecstasy », elle a besoin d’argent. Agressée sexuellement à l’âge de 9 ans et virée de chez elle à 18 ans, elle pense alors « sexe signifiait amour ». « Sans compétence, sans aide, j’avais l’impression de ne pas avoir d’autre choix, je prétendais que j’aimais mon métier, je mentais à mes fans. »

Loi et fantasmes

La dernière déclaration de cas de VIH  , en 2004, n’a rien changé aux règles du jeu, mais cette fois, les choses pourraient prendre une autre tournure. Dans cette enclave au cœur de la vallée San Fernando, la loi de la jungle règne en maître depuis la légalisation, de facto, de l’industrie pornographique à la suite d’une décision de la Cour suprême californienne en 1988. Dans un arrêt connu sous le nom « People Versus Freeman » - Harold Freeman était le patron d’une société de production de « films pour adultes », Hollywood Video - la Cour avait estimé qu’il était légal de tourner des films pornos en vertu du premier amendement de la Constitution américaine qui garantit la liberté d’expression. Elle avait, du même coup, rejeté l’argument de la partie civile qui faisait de la pornographie une activité similaire à la prostitution. Selon la Cour suprême, les acteurs jouent des scènes pour le compte d’une œuvre et non pour le bénéfice d’un proxénète.

L’industrie du porno, qui était alors à San Francisco et à New York, a convergé vers Los Angeles, formant l’envers du décor d’Hollywood. Nombreux sont ceux qui, comme ce chef opérateur français, ont franchi la barrière entre les deux univers : « C’est de l’alimentaire, explique-t-il, préférant l’anonymat. Beaucoup de techniciens qui travaillent à Hollywood font aussi du porno à leurs heures. »

Contrairement au milieu très encadré du cinéma « classique », les producteurs ont, dans le X, d’une liberté totale. Ces grands patrons du hard génèrent un business dont le chiffre d’affaires est estimé à 13 milliards de dollars par an (8 milliards d’euros), affirme Diane Duke, présidente du lobby pro-porno, la Free Speech Coalition.

Comme dans aucun autre secteur d’activité, les travailleurs n’ont, dans le porno, aucun droit et aucun représentant syndical. Chacun négocie son tarif et définit ses propres limites. Et chacun tente d’oublier qu’il est exposé aux maladies sexuellement transmissibles, Sida   en tête.

Que peuvent faire les autorités ? Amy Martin, conseillère spéciale au département de santé californien, affirme que le non-usage de préservatif est « une violation de la loi californienne pour les travailleurs » en vertu d’un texte protégeant contre l’exposition au sang. Depuis 2004, plusieurs entreprises ont d’ailleurs été punies d’une amende à la suite de plainte. « Dans le pire des cas, la note s’élève à 25 000 dollars [environ 16 000 euros] », explique-t-elle. Pas énorme. Sans compter que « de nombreuses sociétés sont underground et n’ont ni bureaux ni adresses ».

Chez Wicked Pictures, grosse société qui produit des films de « 50 000 à plusieurs centaines de milliers de dollars »,selon son propriétaire Steve Orenstein, est plutôt au dessus de la moyenne « située autour de 20 000 à 50 000 dollars », note Mark Spiegler, manager de Spiegler Girls, une agence d’actrices X. Certes, ce n’est rien à côté des gros studios hollywoodiens, mais la salle de réunion des décideurs de Wicked avec ses grands fauteuils en cuir noir, ses grandes affiches à l’éffigie des porn stars qui font tourner la boutique, impose son style « upper class porn ».

Steve Orenstein, de Wicked Pictures, assure que dans ses films, les acteurs portent un préservatif « obligatoire depuis dix ans ». Impossible a vérifier, mais l’entreprise ne fait pas partie de la liste des seize noms ciblés par la plainte de Aids Health Foundation. Jessica Drake, l’une des actrices de Wicked Pictures, le confirme. Mais, disent-ils à l’unisson, « c’est une décision qui nous appartient ».

Précautions

La résistance au port du préservatif a des raisons essentiellement économiques. « Cette industrie vend du fantasme, explique Mark Kernes, rédacteur en chef d’Adult Video News (AVN), groupe de presse de référence pour les professionnels du X. Toutes les entreprises qui ont essayé d’utiliser des préservatifs après des cas de VIH   déclarés en 1998 ont vu leurs ventes chuter, certaines ont même fermé boutique. » Wicked Pictures a pourtant survécu. « Cela a eu un impact sur nos ventes, mais il est difficile de revenir en arrière quand on prend une telle décision, explique Steve Orenstein. La politique de Wicked, c’est de faire du sexe scénarisé, ce qui devient de plus en plus rare face à la vague de porno gonzo [filmé en gros plan et sans scénario, ndlr]. Les six femmes qui jouent dans nos films ont un contrat et sont salariées, on sait avec qui elles jouent. » Les ventes ont progressées grâce à cette stratégie de niche.

Mais pourquoi ne pas rendre le préservatif obligatoire pour les quelque 200 sociétés de production californiennes ? « Si cela devient obligatoire dans l’Etat de Californie, le business ira ailleurs », note Steve Orenstein. Le coût du test - un peu plus de 100 dollars (66 euros) -, n’est pas vraiment le souci car il reste à la charge des acteurs.

C’est « l’effet capote » qui est redouté. En témoigne Theresa Flynt, fille du célèbre Larry Flynt, à la tête de l’empire Hustler. Theresa Flynt- dont la belle-mère était elle-même atteinte du sida   - occupe aujourd’hui un poste de vice-présidente chargée des opérations à Hustler : « Je suis pour le port du préservatif seulement si c’est un choix individuel. La procédure de tests mis en œuvre par l’industrie est suffisante, elle fonctionne. »

Diane Duke, lobbyiste, confirme : « Nous n’avons pas besoin de l’intervention du gouvernement. Les règles que l’on met en place sont efficaces. C’est une bonne autorégulation. » Diane Duke défend ainsi le travail de l’Adult Industry Medical (AIM), une clinique privée basée à Sherman Oaks et créée en 1998 par une ancienne star du porno. C’est là que s’effectue la majorité des tests de dépistage pour les acteurs de X. C’est là aussi qu’a été découvert le récent cas de sida  , tout en refusant de révéler le nom de la personne touchée… ce qui aurait permis aux autres acteurs de prendre leurs précautions.

Amy Martin, du département de la Santé, doute fortement de la volonté de cette clinique de protéger les acteurs : « L’AIM ne se montre pas coopératif, nous avons dû faire une visite surprise dans ses locaux. » Sollicitée à plusieures reprises, AIM n’a pas souhaité nous répondre : « Nous n’avons aucun commentaire à faire aux médias », a déclaré sa porte-parole. Mais Diane Duke martèle : « L’industrie du porno travaille sur un code de bonne conduite réaliste par rapport à ses contraintes. Les autorités, elles, ne comprennent pas ce milieu et ne le respectent pas vraiment. »

Pourtant, même au sein du business, certains sont sceptiques : « Je ne fais pas trop confianceà AIM, confie Mark Spiegler. Ils ont un monopole et ce n’est jamais bon. »

Conscience des risques

Certaines actrices reconnaissent les limites du système. Ainsi, Bobbi Starr qui, à 26 ans, revêt toutes les apparences de la jeune femme classique, décrit ce milieu comme « un groupe de gens restreint qui ont des relations sexuelles les uns avec les autres. On ne connaît pas les résultats des tests des uns et des autres, on doit se faire confiance. » Elle envisage de créer un syndicat, comme c’est le cas pour les acteurs d’Hollywood, représentés par la Screen Actors Guild qui négocie les contrats avec les studios et fournit des services comme la couverture maladie. Quant à savoir pourquoi elle prend de tels risques, si elle en a conscience, en faisant ce métier, Bobbi Starr rétorque : « Ne cherchez pas du côté de mon enfance, j’ai grandi normalement. » Formation de musicienne, rencontre d’un homme qui connaissait le milieu et l’envie d’« expérimenter des choses ».

La crise économique qui frappe de plein fouet le porno californien est un obstacle supplémentaire à l’obligation du port de la capote :« C’est de loin la pire crise que l’industrie du porno ait connue, explique Mark Kernes, du groupe de presse Adult Video News. Nous avons réduit les effectifs et nous allons fusionner plusieurs titres. Nos revendeurs connaissent une baisse des ventes de 30 % à 40 %. »

Lors d’un tournage gros budget avec arrivée en hélicoptère sur un toit de Los Angeles, Wicked Pictures se dit moins touché, victime d’« une baisse de 10 %».

Une jeune actrice nous montre d’emblée sa nouvelle poitrine, encore couverte de pansements et regonflée à la silicone. « C’est ce qui fait monter leurs tarifs », explique une employée de Wicked présente sur les lieux. Dans ce milieu, le corps du travailleur n’est pas, d’abord, une entité humaine à protéger, mais une marchandise à vendre le plus cher possible.

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