Dans les cuisines de Bombay

Travail au féminin et nouvelles sociabilités en Inde aujourd’hui

Publié le 27 août 2009 sur OSIBouaké.org

Je viens de lire..."Dans les cuisines de Bombay. Travail au féminin et nouvelles sociabilités en Inde aujourd’hui" de Alexandra Quien... que j’avais accepté de lire...timidement...sur les conseils d’une amie..à mon retour d’Inde...j’ai tardé à l’ouvrir et contre toute attente, ce livre s’avère fascinant...

L’ouvrage est issu d’une thèse de 3ème cycle en anthropologie, aussi ce livre est surtout consacré à l’étude du travail des femmes, (en particulier des cuisinières) et de la transformation de la société indienne. Le biais des cuisines offrant un point de vue particulierement intéressant dans une société en pleine modernisation où un nombre croissant d’indiens prend son repas de midi hors du domicile.

Sans nier l’intérêt de cette étude, j’avoue que ce livre a pris pour moi toute sa saveur quand il a commencé à me parler de ce qu’il y a dans les assiettes (ou sur la feuille de bananier !)

C’est incroyable tout ce qui peut entrer en jeu dans la composition d’un menu indien. D’abord, tout menu indien doit être composé des 6 saveurs : sucré, acide, salé, âcre, amer et astringent....,heureux palais indien...déjà plus fin que le notre...

ensuite entre en jeu une superposition de codifications :

  • interdits alimentaires liés à la caste et/ou au rang social
  • particularismes régionaux ou ethniques
  • classification pur/impur ...

C’est ainsi que j’ai découvert que la composition des masala (mélange d’épices) était très codifiée socialement (pour donner un exemple, plus on monte dans l’échelle sociale, moins on utilise de piment, et plus on privilégie la coriandre et le cumin...) et que chaque famille élabore sa propre recette...qui devient en quelque sorte un véritable "blason" familial...

La cuisine indienne est aussi utilisée pour se soigner mais outre l’équilibre des menus...l’utilisation des épices...que l’on pouvait pressentir et que propose l’Ayurveda, j’ai découvert dans ce livre que la cuisine indienne intègre aussi une classification "humorale" des aliments... répartissant aliments entre aliments "chauds" et aliments "froids" en fonction de leurs effets sur le corps humain... Il me semble que l’on retrouve là une similitude avec le ying et le yang qui classifie la cuisine chinoise... (le livre ne dit pas, si l’influence mutuelle des ces deux cuisines a été identifiée)

J’oubliais aussi, la classification cru/cuit...très importante également...où le cuit et même le frit était traditionnellement privilégié...(compréhensible par les critères d’hygiène...et de conservation des aliments)

Ce livre vient ajouter un peu de complexité à tout cela et nous Fait comprendre combien la transformation de la société indienne, bouleverse peu à peu ces équilibres et ce savoir faire traditionnel...là je citerais plusieurs points éclairants :

  • apparition des fast food : KFC, MacDo (avec le deal...pour l’instant...de respecter l’interdiction du boeuf...)
  • disparition de certaines recettes par transformation des modes de préparations (l’emploi d’ustensiles modernes et la diminution de la durée de préparationdes repas...fait disparaître des recettes séculaires)
  • utilisation de la fourchette (image sociale très forte, emprunte de modernité...qui est en train de transformer en profondeur la société indienne...Il est très intéressant de voir, comment cet emprunt, saisi par la classe sociale la plus favorisée...s’est installé rapidement et est devenu facteur de différenciation sociale...au point d’installer un profond sentiment d’exclusion sociale et de honte chez ceux qui ne l’utilisent toujours pas ...ou pire ne savent pas l’utiliser avec dextérité...au point de ne plus fréquenter certains lieux et restaurants de peur d’exposer leur maladresse en public...heureusement, il y a encore une tranche de la population qui résiste...soit par croyance (la main droite reste pour l’hindouisme plus pur que la fourchette...car en mangeant avec la main, on utilise du riz ou du pain...et la main et les aliments restant dans l’assiette ne sont jamais en contact avec la salive...(impure)...hors de la bouche...contrairement à la fourchette qui ressort souillée à chaque voyage... soit parce qu’expliquent t’ils...ils n’ont pas l’impression de manger et ne sont pas rassasiés quand ils utilisent la fourchette...(il semblerait que l’utilisation de la main entre en jeu dans la perception du goût et de l’odorat...et dans l’apparition du sentiment de satiété)
  • intégration de nouveaux codes et influences venus d’occident : bio, cuisson lente, revalorisation du cru …
  • très grande augmentation de la consommation de viande (poulet, mouton)...au point que si la plupart des indiens continuent de se réclamer comme végétarien, vont dire : "je suis végétarien mais je mange aussi du poulet...)
  • changement de la symbolique des corps : avec changement de la figure de l’obèse qui était traditionnellement symbole de réussite sociale (richesse, opulence) et prend aujourd’hui comme en occident la figure d’un malade..
  • fréquentation d’institut de beauté par les femmes, qui commencent à rechercher des modèles corporels, directement influencé par l’occident et le cinéma Indien (la aussi il semblerait que les canons de la beauté présentés par Bollywood s’amincissent petit à petit...) apparaissent aussi, des comportements corollaires totalement nouveaux en Inde (anorexie, boulimie...) et cette nouvelle quête de la beauté et de la minceur, n’est pas du tout identifiée par les femmes comme une influence mercantile venant d’occident, mais au contraire comme une affirmation de son identité, un accès à une forme d’individualisme là où les femmes n’étaient jusque là cantonnées que dans leur rôle de mère...
  • apparition de livres de recettes de cuisine (transmises uniquement oralement jusque là)

Historiquement, j’ai découvert que Gandhi avait encouragé un végétarisme strict comme acte politico/spirituel, pour lui, le respect du vivant par la doctrine alimentaire était le premier acte vers la non violence et de plus la bonne "gouvernance" de son corps était un préalable pour quiconque souhaitait un jour diriger ou gouverner une structure collective établissant ainsi une relation directe entre le contrôle de soi et la politique il disait que la reconstruction de l’inde passait par la décolonisation du corps...(notion hélas pas approfondie dans le livre...mais peut être issue de ce qu’à vécu Gandhi en Afrique du sud... )

En conclusion, même si ce sont là des notes d’une lecture très transversale de ce livre, je vous en recommande vivement la lecture.

Didier Grouard


Alexandra Quien, Dans les cuisines de Bombay – Travail au féminin et nouvelles sociabilités en Inde aujourd’hui, éditions Karthala, novembre 2007, 314 pages

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