En France, des séropositifs privés de médicaments

Des ruptures de stock d’antirétroviraux ont été constatées en régions. Grossistes et laboratoires se renvoient la balle.

Publié le 24 novembre 2008 sur OSIBouaké.org

Par David Servenay - 24/11/2008 - 21:41

Des séropositifs privés de médicaments, un laboratoire pharmaceutique qui nie les ruptures de stock et des grossistes répartiteurs français préférant parfois vendre au meilleur prix en Europe... L’histoire s’est déroulée le mois dernier, dans les Pyrénées-Orientales, autour du Truvada, un antirétroviral utilisé pour les trithérapies. Enquête.

Au début, personne ne s’est inquiété. A partir de la mi-octobre, plusieurs pharmacies de Perpignan se rendent compte qu’elles manquent de Truvada [1]. Ce médicament, autorisé en Europe en février 2005, est l’un des derniers antirétroviraux mis au point par le laboratoire Gilead Sciences [2]. Un blockbuster, comme disent les pharmaciens, dont les ventes dépassent le milliard de dollars par an. Particulièrement efficace, cette combinaison de deux antirétroviraux (le Viread et l’Emtriva) est prescrite dans les trithérapies des porteurs du virus du sida  .

Rupture de stock dans plusieurs régions au mois d’octobre

En officine, le Truvada est vendu par lot de trente comprimés, ce qui équivaut à un mois de traitement. Coût : 538,84 euros, remboursés à 100% par la Sécurité sociale. Environ la moitié des mille séropositifs recensés dans le département des Pyrénées-Orientales en bénéficient. La plupart vont chez leur pharmacien habituel pour obtenir la prescription. Mi-octobre, donc, Daniel Daniel, pharmacien à Perpignan constate une rupture de stock :

"Cela a duré quinze jours. Aucun des grossistes ne pouvait répondre à la demande sur ce produit. Nous leur avons posé la question, ils ont répondu “manque de quota”. Nous avons envoyé les patients à la pharmacie de l’hôpital. Aucun patient n’en a souffert chez moi."

D’après plusieurs témoignages, la rupture de stock a duré au moins dix jours, fin octobre, dans plusieurs officines de ville. Au même moment, le grossiste répartiteur Alliance Santé [3] reconnaît des "micro-ruptures d’approvisionnement" à Perpignan, mais aussi à Bordeaux et à Blois (trois établissements sur les 56 de son réseau national). Une "micro-rupture" d’au moins une semaine, qui succède à d’autres ruptures, dès le mois de mai dernier. En guise d’explication, Alliance Santé avance la responsabilité du laboratoire.

"Manque de quota", l’explication floue ne satisfait pas vraiment le président du syndicat des pharmaciens des Pyrénées-Orientales [4] qu’est aussi M. Daniel.

Pour la même boite de médicament, jusqu’à 150 euros de différence de prix

Sous le terme de "quota", les grossistes désignent une disposition légale [5] qui oblige les laboratoires pharmaceutiques, sur ce type de médicaments, à assurer un contingentement mensuel pour les pathologies les plus graves. En clair, chaque grossiste a droit à une quantité définie de boîtes. S’il en veut plus, il doit en faire la demande, justifiée, auprès de Gilead. En contrepartie, le fabricant s’engage à fournir le quota fixé par avance. Sachant que la progression du nombre de séropositifs est régulière en France depuis plusieurs années (6000 à 7000 porteurs du VIH   de plus par an), il n’y a pas vraiment de surprise possible. Invoquer l’épuisement du "quota" est donc pour le moins étrange.

Pourquoi une soudaine rupture de stock ? Un grossiste répartiteur livre, sous condition d’anonymat, une première explication : les labos profiteraient des différences de prix dans l’Union européenne pour écouler leurs produits là où c’est le plus rentable.

"C’est une hypocrisie manifeste entretenue par le laboratoire. La vraie question est : qu’est-ce qui prime ? L’intérêt financier ou la santé des patients ? Quand nous appelons les services clients des labos, nous n’avons pas des réponses très pharmaceutiques..."

Sous réserve de bénéficier de l’agrément de l’Agence européenne du médicament [6], le commerce de médicaments est autorisé dans toute l’Union européenne. Mais le même produit coûte moins cher dans les pays du sud que ceux du nord. D’où le développement d’un commerce parallèle.

Ainsi, le Truvada n’a pas la même valeur selon qu’un patient l’achète :

* en France, à 538,84 euros la boite de 30 comprimés ; * au Royaume-Uni, où son prix de lancement [7] a été fixé à 418,5 livres (611 euros).

Au Royaume-Uni [8], les importations représentent jusqu’à 17% des ventes totales. D’où viennent ces médicaments étrangers ? Des pays les moins chers : la Grèce, par exemple, en commande trois à quatre fois plus qu’elle n’en consomme.

Les grossistes répartiteurs démentent les ventes à l’étranger

Les trois principaux grossistes répartiteurs français (Office commercial pharmaceutique [9], Alliance Santé [10] et CERP [11]) ont des filiales pour exportation ou des partenaires leur permettant de vendre au-delà des frontières françaises. L’OCP [12] et Alliance Santé [13] étant intégrée aux deux plus grands groupes européens du secteur, Celesio et Alliance Boots.

Or, depuis un arrêté du 3 mars 2008, la marge des distributeurs est règlementairement plafonnée pour les médicaments les plus chers, comme le précise le Leem, lobby français des labos pharmaceutiques [14].

Ainsi, pour tout médicament vendu plus de 400 euros, la marge maximale est de 14,91 euros. Dans ces conditions, les grossistes français peuvent être tentés de vendre à l’étranger, en multipliant leur marge par cinq ou six.

"L’OCP ne fait pas ça", s’énerve Martine Portnoé, sa chargée de com. Nous insistons : "J’ai du mal à imaginer que le groupe accepterait ce genre de choses", explique-t-elle, sans vouloir livrer les chiffres du contingentement de Truvada accordé par Gilead. Alliance Santé est plus transparent, d’après sa communicante Marie-Hélène Duroux :

"La politique de la maison, à partir du moment où les produits sont sous quotas, c’est de ne pas remettre en question notre approvisionnement domestique, au profit de ventes à l’étranger. Depuis le début de l’année, notre filiale Serex a vendu une centaine de boîte à l’étranger."

Une centaine, sur un total d’au moins 40 000 boites. Enfin, Astera (ex-Cerp Rouen), pourtant dirigé par le président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique [15] Yves Kerouedan, n’a pas répondu à notre demande de précisions.

Gilead sciences nie toute rupture de stock... mais les avoue quand même

Revenons aux ruptures de stock. Officiellement, Gilead Sciences nie toute rupture de stock ("shortage") intervenue en France. Extrait d’un mail que James Read, directeur des affaires publiques à Londres, m’a envoyé :

"Aucune rupture d’approvisionnement n’a été rapportée en France, mais nous serons attentifs à tout cas qui nous serait signalé. La fabrication du Truvada et son acheminement vers les détaillants en France sont attentivement tracés, pour être sûr qu’une quantité suffisante de Truvada soit livrée aux patients français porteurs du HIV."

Pourtant, le 7 novembre dernier, un mail interne à l’hôpital de Perpignan fait état d’une conversation téléphonique avec le labo de Gilead France. Le message adressé au service des maladies infectieuses est sans équivoque :

"En fait, il s’agit d’une rupture d’approvisionnement temporaire chez les grossistes répartiteurs qui ne peuvent donc plus approvisionner les officines en fin de mois. Les ordonnances présentées en fin de mois ne sont donc pas honorées. Il existe donc un réel problème de risque de rupture de traitement.

Cela provient d’un “quota” de commande convenu entre le grossiste et laboratoire Gilead. Ce quota étant révisable, si le problème est récurrent, la solution existe pour régulariser la situation... Le laboratoire Gilead a entendu notre remarque sur les conséquences de cette situation."

La réponse de Gilead France est plus diplomatique, mais elle reconnaît clairement l’existence d’une "difficulté d’approvisionnement" :

"Informés de la difficulté d’approvisionnement des pharmaciens de ville, nous avons pris contact avec nos partenaires afin qu’ils prennent toute mesure pour satisfaire les demandes (gestion des stocks - demande révision de l’allocation).

J’ai fait part de votre message à l’ensemble de notre équipe de direction afin qu’il soit relayé."

Gilead France a-t-il voulu cacher la réalité au groupe européen ? Gilead Europe a-t-il privilégié les marchés solvables en Angleterre ou en Allemagne, au détriment des patients français, comme l’affirment certaines de nos sources ? Sur les 22 700 pharmacies françaises, combien ont subies ces ruptures de stock ?

Malgré nos relances et les contradictions soulevées par ces messages, le laboratoire américain n’a pas souhaité répondre à ces questions là. Jusqu’à refuser de nous indiquer les prix du Truvada en Europe. Les patients français apprécieront.

Liens : [1] http://www.gilead.com/products [2] http://www.gilead.com/corporate_overview [3] http://www.alliance-healthcare.fr/p... [4] http://www.fspf.fr/navigation.php?p... [5] http://www.conseil-concurrence.fr/p... [6] http://europa.eu/agencies/community... [7] http://www.apmnews.com/depechesPubl... [8] http://www.actions-traitements.org/... [9] http://www.point.ocp.fr/OCP/public/... [10] http://www.alliance-healthcare.fr/p... [11] http://www.cerpfrance.com/# [12] http://www.point.ocp.fr/OCP/public/... [13] http://www.alliance-healthcare.fr/p... [14] http://www.leem.org/medicament/les-... [15] http://www.csrp.fr/opencms/sites/sy...

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