7 idées fausses sur le sida
Publié le 17 septembre 2005 sur OSIBouaké.org
- 11 septembre 2005 - par TINA ROSENBERG © FOREIGN POLICY ET J.A./L’INTELLIGENT 2005. Vingt ans déjà, des milliards de dollars investis... et le fléau reste invaincu ! L’argent des donateurs est-il employé à bon escient ? En attendant le vaccin, seules des politiques de prévention cohérentes, pragmatiques et réalistes freineront la propagation du virus. Pour cela, il faut éliminer préjugés et idées reçues.
D’année en année, les ONG réclament toujours plus d’argent pour lutter contre le virus. Depuis peu, les fonds arrivent : en 2003, les dépenses détinées à combattre la maladie dans les pays pauvres s’élèvent à 4,7 milliards de dollars.
En 2002, les Nations unies créent le Fonds mondial de lutte contre le sida , la tuberculose et le paludisme. En 2005, celui-ci distribuera entre 1,4 et 2 milliards de dollars. La Banque mondiale dépense aujourd’hui 1 milliard de dollars contre l’épidémie en Afrique. Dans son discours sur l’état de l’Union de 2003, le président des États-Unis, George W. Bush, annonce un projet d’investissement de 15 milliards de dollars sur cinq ans pour renforcer les programmes de prévention, aider les orphelins du sida et faire bénéficier du traitement antirétroviral quatorze des pays les plus touchés.
Une telle somme aurait pu mettre un terme à l’extension de l’épidémie en 1996. En 2005, cela ne suffira pas. En 1996, 4,7 milliards de dollars auraient permis de distribuer les nouveaux antirétroviraux à la plupart de ceux qui en avaient besoin et de financer des campagnes de prévention efficaces. Bref, l’un des meilleurs investissements imaginables : des centaines de milliards de dollars économisés mais surtout des dizaines, peut-être des centaines de millions de vies sauvées ! Plutôt qu’une catastrophe mondiale, le sida ne serait peut-être plus aujourd’hui qu’un problème mineur.
Pourtant, l’épidémie ne recule pas. On dépense aujourd’hui quinze fois plus qu’en 1996, ce qui reste malgré tout très insuffisant pour inverser la tendance. L’Onusida , programme des Nations unies sur le VIH -sida , estime à 12 milliards de dollars les besoins des pays en développement pour la seule année 2005. Une somme qui n’englobe même pas les milliards nécessaires pour instaurer de véritables systèmes de santé dans les pays les plus pauvres.
Ce serait plutôt le manque de personnel qualifié. L’Afrique, continent le plus ravagé par l’épidémie, souffre aussi d’une insuffisance criante en ressources humaines dans les secteurs médicaux et paramédicaux. Il y a pénurie de médecins, infirmières, pharmaciens, conseillers, assistants de santé correctement formés. Sans ce personnel, l’Afrique est incapable de prendre en charge le dépistage ou même de prodiguer de simples conseils. Et encore moins de dispenser des thérapies antirétrovirales. Or pour créer et organiser un réseau de professionnels de santé, il faut de l’argent, beaucoup d’argent.
L’hôpital d’Addis-Abeba (Éthiopie) soigne la plupart des patients du pays sous traitement antirétroviral. Pourtant, seuls 2 médecins et 2 infirmières s’occupent de près de 2 000 malades. Aux États-Unis, une quinzaine d’infirmières et de médecins s’activent au chevet d’un nombre équivalent de personnes. Au Malawi, 4 000 patients se contentent d’une seule infirmière. Dans de nombreux pays, on ne trouve pas de médecins hors des grandes villes ou des capitales régionales. Le sida a aussi aggravé la crise sanitaire qui ravagait déjà l’Afrique : le virus tue aussi médecins et infirmières tout en remplissant les hôpitaux.
La raréfaction des professionnels de santé s’explique aussi par la migration de dizaines de milliers d’entre eux. D’un côté, les pays riches rechignent à donner des fonds pour inciter les médecins à s’installer dans les régions rurales ou pour résoudre la pénurie d’infirmières. De l’autre, ils pillent littéralement le continent, le vident de ses médecins et infirmières, en particulier ceux originaires des pays anglophones.
Après leurs études, les trois quarts des médecins du Ghana émigrent vers les pays développés : Grande-Bretagne, Canada, Australie et États-Unis notamment. Seuls 360 des 1 200 médecins formés au Zimbabwe dans les années 1990 y travaillaient encore en 2001. Un tel « braconnage » de la part des États qui prétendent s’inquiéter de l’épidémie de sida dans les pays en développement relève de l’inconscience. Comment endiguer cette fuite de compétences quand une publication comme le South African Medical Journal multiplie les publicités qui vantent les avantages de la pratique de la médecine dans le Canada rural ?
Il faut impérativement améliorer les conditions de travail des professionnels de la santé en Afrique. Cela implique une augmentation importante des rémunérations et l’institution de primes pour le personnel de brousse. Les États africains concernés doivent aussi dispenser une formation accélérée sur tout ce qui touche au sida à des milliers d’agents de santé. Et, bien sûr, se lancer dans des dizaines de milliers de recrutements afin de répondre aux besoins cliniques et administratifs. Ce rattrapage - considérable - sur la formation et le recrutement pourrait absorber à lui seul tous les fonds rassemblés par les pays riches.
Il faudrait plutôt surveiller la mauvaise utilisation des médicaments antisida afin de prévenir l’apparition de virus résistants. Andrew Natsios, directeur de l’US Agency for International Development (Usaid ), déclarait au Boston Globe en 2001 que les Africains sont incapables de suivre leur traitement parce qu’il leur manquerait la « notion occidentale du temps ». Erreur : les Africains prennent correctement leurs comprimés - beaucoup plus sérieusement, en fait, que les patients américains et européens, dont 70 % seulement avalent leurs médicaments à l’heure prescrite.
Dans une clinique du Malawi administrée par Médecins sans frontières (MSF ), seuls 4 patients sur 800 se sont montrés négligents. Dans un autre établissement MSF , dans la banlieue du Cap, en Afrique du Sud, près de 90 % des patients prennent bien leur traitement. D’autres programmes officiels obtiennent des résultats comparables. De récentes études réalisées par des fabricants de médicaments génériques révèlent des taux de fidélité de 99 % au Cameroun et de 97 % en Ouganda. Et l’Afrique n’est pas un cas à part. Dans les centres médicaux d’Haïti dirigés par le groupe Partners In Health, presque 100 % des patients prennent leurs médicaments à l’heure. Ils sont assistés d’accompagnateurs rémunérés pour vérifier chaque jour qu’ils n’oublient rien et prévenir les éventuelles complications.
Ce niveau de fidélité au traitement est possible dans les pays pauvres en particulier parce que la plupart de leurs habitants ont dû affronter la mort et les décès dus au sida : amis ou de membres de leur famille. Au contraire, les jeunes séropositifs européens ou américains ne connaissent pas forcément des gens emportés par la maladie. En outre, les malades africains bénéficient plus souvent d’un soutien (généralement un parent) qui les aide à prendre leurs médicaments.
Une autre raison explique pourquoi les patients des pays en développement suivent mieux leur traitement : nombre d’entre eux sont soignés aux médicaments génériques, que l’administration Bush ne finance qu’à regret. Les produits utilisés dans les cocktails antirétroviraux classiques proviennent de laboratoires différents. En conséquence, ceux qui les utilisent se retrouvent parfois contraints d’absorber six comprimés (par jour) provenant de tablettes différentes. Comme les brevets ne constituent pas un obstacle pour les fabricants de génériques, ils peuvent mélanger toutes les molécules nécessaires en une seule dose pour proposer un traitement facile à suivre. Un comprimé au lever, un autre au coucher du soleil... Les « tout-en-un » simplifient aussi la chaîne d’approvisionnement et garantissent une meilleure disponibilité des médicaments. En outre, parce que moins chers que les produits de marque, les génériques peuvent sauver quatre fois plus de vies pour le même prix.
Il faut reconnaître que l’existence d’une thérapie conduit au relâchement de la vigilance dans les pays les plus riches, notamment aux États-Unis et en Europe. Les taux d’infection par le VIH et les autres maladies sexuellement transmissibles (MST) progressent au sein des groupes à haut risque, notamment chez les jeunes homosexuels.
Plus grave, le traitement antisida démobilise aussi les gouvernements. Le budget américain de la prévention stagne depuis quatre ans, alors que le taux d’infection a progressé de 5 % de 1999 à 2002 avec un pic de 17 % chez les homosexuels. Une tendance qui se répand aussi hors des pays riches. Ainsi, en Thaïlande, le VIH reprend le dessus alors que c’est l’un des pays où la prévention a été le plus efficace. Le nombre de nouvelles contaminations avait chuté de 143 000 à 21 000 entre 1991 et 2003. Mais le pourcentage des consommateurs de drogues injectables infectés est remonté de 30 % à 50 % en dix ans. Dans le sud du pays, une femme enceinte sur 50 est infectée, deux fois plus qu’il y a treize ans. Bien que la Thaïlande offre de plus en plus de possibilités de traitement, elle a réduit des deux tiers ses budgets consacrés à la prévention après la crise financière en Asie de 1997.
Paradoxalement, l’existence d’un traitement contre le sida devrait plutôt susciter un encouragement de la prévention dans les pays pauvres. En effet, les individus soignés aux antirétroviraux deviennent beaucoup moins contagieux puisque la thérapie réduit fortement la quantité de virus présents dans le corps.
Les spécialistes constatent que ceux qui subissent volontairement des tests de dépistage et sollicitent d’eux-mêmes des conseils limitent leurs comportements sexuels à risque. Hélas, le nombre d’habitants des pays en développement ayant fait des tests de dépistage reste encore trop faible. L’existence d’un traitement devrait les encourager à franchir le pas. En 1998, quatre cent cinquante personnes seulement avaient subi des tests à la clinique MSF installée dans la banlieue du Cap (Afrique du Sud). C’était avant que le traitement soit disponible. La clinique pratique désormais 17 000 dépistages par an. Depuis l’introduction des antirétroviraux, on constate des progrès analogues un peu partout dans le monde.
L’existence du traitement permet aussi de réduire le phénomène de « stigmatisation ». L’une des principales raisons pour lesquelles le comportement sexuel ne change pas malgré la maladie est justement la peur terrible que provoque le sida . La plupart des gens préfèrent se réfugier dans l’ignorance de leur séropositivité éventuelle simplement parce qu’ils refusent d’envisager l’issue « forcément » fatale d’une maladie considérée comme « incurable ». Ce déni s’efface dès que le sida « redevient » une maladie chronique qui se soigne, comme le diabète. Les pays, comme le Brésil, qui prennent le parti de faire la promotion conjointe de la prévention et du traitement réussissent sur les deux tableaux. Les Brésiliens expliquent qu’ils n’auraient pas contenu la progression de la maladie sans leur programme antiviral universel et gratuit. Du coup, le pourcentage des adultes infectés se stabilise à 0,7 %. Si les gouvernements maintiennent leurs politiques d’information et de prévention, l’existence du traitement n’entraînera pas de phénomène de relachement au sein des populations à risque, et donc pas d’agravation de l’épidémie.
Dans les pays où religion et/ou morale traditionnelle exercent une grande influence, les dirigeants prétendent bénéficier d’une sorte « d’immunité culturelle » contre le sida . Bien sûr, plus on limite le nombre de partenaires sexuels, plus on réduit le taux de transmission du virus. D’autres facteurs, comme les freins à la consommation d’alcool ou la circoncision quasi générale dans les pays musulmans, peuvent jouer un rôle significatif.
Dans les faits, les cultures traditionnelles souffrent de handicaps qui les rendent aussi vulnérables à la maladie que les pays plus « laxistes ». Ainsi, l’inégalité entre les sexes contribue à l’expansion du sida sur toute la planète. Lorsque les femmes ne disposent que de très peu de « pouvoir », il leur est très difficile de convaincre leur mari d’utiliser un préservatif. Autre idée reçue : l’interdiction des relations sexuelles extraconjugales pourrait contribuer à protéger le couple. Cela ne produit pourtant aucun effet de réduction de la contamination parce ces règles ne s’appliquent souvent qu’aux femmes.
Prostitution, toxicomanie et homosexualité, qui existent aussi dans les sociétés traditionnelles, sont frappées d’anathème, ce qui les rejette dans la clandestinité. Les personnes les plus exposées à l’infection sont donc les moins bien informées sur la maladie. De plus, les gouvernements autocratiques qui vont souvent de pair avec les sociétés traditionnelles détestent en général travailler avec des organisations non gouvernementales. Même si cette collaboration se révèle capitale, partout ailleurs, pour combattre le sida .
Il existe une tendance à laisser entendre que l’Asie est menacée par une situation comparable à celle que connaît l’Afrique australe. Lors de la conférence de Bangkok en 2004 sur la situation en Asie, certains intervenants ont affirmé que l’épidémie y prendrait des proportions encore plus tragiques qu’en Afrique.
On peut raisonnablement prédire qu’en Asie, en particulier en Chine et en Inde, le VIH infectera de nombreux individus. L’épidémie causera ensuite de nombreux décès en passant des groupes à haut risque à la population générale. À grand pays, grande épidémie : même la contamination d’une petite portion de la population déclenchera une avalanche de cas. Mais l’avenir de l’Asie ne passera pas par les chiffres terrifiants que l’on relève en Afrique australe (30 % à 40 % de la population adulte contaminée). Un tel scénario suppose que lorsque l’épidémie se développera, les taux d’infection continueront à s’élever jusqu’à atteindre celui de l’Afrique australe. Cela, rien ne le prouve.
De nombreux pays affrontent le sida depuis plus longtemps que le sud du continent africain. Fin 1980, en Argentine, on estimait à 40 % le nombre des homosexuels masculins séropositifs, contre presque aucun en Afrique australe. Aujourd’hui, l’Argentine connaît un taux d’infection de la population adulte inférieur à 1 %. Toujours fin 1980, on pouvait comparer le taux d’infection par le VIH dans les grandes villes du Botswana à celui de Bombay (Inde). Dix ans plus tard, seules 2,5 % de femmes suivies dans les maternités de Bombay étaient séropositives.
En revanche, dans les deux plus grandes villes du Botswana, Gaborone et Francistown, la contamination touche 45,6 % et 48,5 % des femmes. Manifestement, l’épidémie s’est propagée en Afrique australe avec une virulence toute particulière.
Si la capacité de payer détermine qui reçoit des antirétroviraux, alors, bien sûr, les pauvres meurent en plus grand nombre. Pourtant, par nature, le sida n’est pas une maladie de pauvre. En fait, la pauvreté s’avère sans incidence sur le risque de propagation de l’épidémie dans la population, comme sur le temps de survie avant l’évolution du VIH en sida caractérisé.
Par rapport au reste de l’Afrique subsaharienne, l’Afrique australe est relativement riche. Dans ces conditions, pourquoi le problème du sida prend-il une telle ampleur dans cette région ? Parmi les facteurs les plus importants : la circoncision y est rarement pratiquée. Celle-ci constitue une barrière de protection contre la transmission du VIH dont on commence seulement à comprendre l’importance. Autre facteur : la dispersion des familles. C’est en partie la faute de l’apartheid... L’Afrique du Sud ségrégationniste avait instauré un système qui parquait les Noirs dans des lotissements éparpillés. Ce qui les obligeait à parcourir de longs trajets pour aller travailler et à passer de longues périodes loin de chez eux. Les autorités ont donc construit un réseau de communication plutôt efficace favorisant le déplacement des gens de la ville au village, comme au Botswana. D’où la facilité avec laquelle la maladie s’est propagée des cités vers les campagnes.
L’Afrique du Sud et le Botswana dépendent fortement de leur industrie minière, qui oblige les hommes à vivre loin de chez eux. Séparés de leur épouse sur de longues périodes, ceux-ci recourent souvent au commerce sexuel. En parallèle, les femmes séparées de leur mari connaissent probablement davantage de partenaires elles aussi. Elles sont plus tentées de résoudre leurs problèmes économiques par des relations sexuelles avec des hommes plus âgés au sein de leur village. En conséquence, les infections qui touchent les professionnels du sexe se communiquent facilement à la population générale. Un mélange de facteurs peut conduire d’autres pays à subir une explosion de la maladie comparable dans la population générale.
Dans les faits et jusqu’ici, le pourcentage d’adultes atteints du sida dans la plupart des pays africains ne dépasse pas les 5 %, très loin des quelque 40 % que connaît l’Afrique australe. Ce qui est quand même terrifiant. Avec 5 % des adultes de Chine et d’Inde contaminés par le virus, on aboutirait à au moins 65 millions de malades ! Mais le scénario pessimiste s’appuie sur le postulat très négatif que l’on ne tire jamais la leçon de faits évidents. Les campagnes de prévention efficaces menées en Thaïlande, en Ouganda, au Brésil et dans d’autres pays démontrent que ce sont des décisions - donc le facteur humain - qui commandent l’évolution de l’épidémie. Il suffirait, par exemple, que la Russie mette à la disposition des toxicomanes des seringues jetables pour que l’épidémie qui s’y développe soit largement freinée. Ce qu’il faut souhaiter à la Chine, à l’Inde, à la Russie et aux autres pays menacés par l’épidémie, c’est que les responsables comprennent qu’il est entièrement en leur pouvoir d’éviter des millions de morts.