"C’est pas du pillage, hein ! Juste de la débrouille !"
Publié le 23 janvier 2010 sur OSIBouaké.org
Le Monde - le 23.01.10 - Port-au-Prince - Annick Cojean, envoyée spéciale
Quelle scène choisir ? Quel dialogue ? Pour raconter cette ville en état de choc, hébétée et meurtrie, il faudrait tant d’images... Certaines diraient la peur que la terre tremble encore, que le pays jamais ne surmonte le chaos, que les âmes des corps non ensevelis ne tourmentent les vivants et que les Haïtiens, pour survivre, n’aient d’autre choix que l’individualisme à outrance. D’autres, au contraire, montreraient le sursaut et la pulsion de vie, la confiance dans la force du pays, une élégance dans le chagrin, une solidarité pour organiser la survie... La ville est tiraillée, voilà la vérité.
Dans un campement improvisé dans un jardin privé de l’avenue Poupelard, les habitants se sont dotés d’un comité de quartier. Il a attribué un emplacement aux familles, organisé une collecte, mis sur pied une brigade de surveillance de nuit et diligenté un représentant pour solliciter des aides. En vain. Aucune ONG n’a livré de nourriture. On manque de médicaments contre la malaria, les fièvres, les diarrhées. Et, depuis ce matin, il n’y a plus une goutte d’eau. Quant à la bourse commune, elle a fondu en un seul jour. Comme l’élan collectif.
Jeudi 21 janvier, Pierre Rousseau, le jeune chef, était désemparé. S’entraider quand on n’a rien... "Rien d’autre à partager que notre dépouillement et notre inquiétude ! La tension monte, la panique saisit les familles, le groupe se fragilise..." Où est donc l’aide internationale tant annoncée, interrogent quelques hommes à l’entrée, l’air mauvais. Un hélicoptère américain survole le quartier dans un boucan d’enfer. Les yeux suivent son mouvement et, quand il disparaît, les sourires sont amers.
Dans le quartier de Nerette, au contraire, le dynamisme triomphe. En l’espace de huit jours, en récupérant des bouts de taule et de bois dans les décombres de leurs maisons, les hommes, unis, ont réussi à aménager un campement en dur. Le terrain vague qui avait vu s’entasser les familles au lendemain du séisme est devenu un dédale de "chambrettes" que chacun a déjà aménagées à sa façon.
Treize personnes s’entassent dans la première, cinq dans la suivante. Ici, un lit de maître, miraculeusement sauvegardé, prend quasiment toute la place, à côté d’une commode. C’est un peu déraisonnable, mais Julise Thellemaque ne coupe pas trop brutalement, ainsi, avec sa "vie d’avant". Là, un panneau de fonds sous-marins et un autre de jungle luxuriante tapissent deux cloisons. "C’était les décors de mon studio photo", explique Jean Philippe qui, en revanche, a perdu tous ses appareils. Penchée au-dessus d’une marmite, une femme affirme préparer le repas d’une vingtaine de personnes. Une autre apporte de l’eau dans une grosse bonbonne.
"Chacune son rôle, sourit Roby Bonne Année, responsable d’une association de développement communautaire qui, déjà, s’occupait du quartier. J’ai entraîné tout le monde, frappé aux bonnes portes pour être livré en eau, recevoir des médicaments, organiser la nourriture. Et les gens fraternisent ! Des médecins du quartier font des visites. Des profs vont prendre en main les enfants : l’école doit à tout prix reprendre, fût-elle récréative, car les petits sont sonnés. Des jeunes font des tournées de nuit pour dissuader le banditisme." Le risque existe donc ? "Des milliers de détenus se sont enfuis de prison."
Le salon de beauté Orchidée a repris ses activités, pour "redonner le moral" aux Haïtiennes, et, sur le seuil, on aperçoit deux femmes couvertes de bigoudis. Lucien Estivil, ex-patron de cybercafé, a bidouillé deux batteries de camion reliées à un transformateur, et propose, dans la rue, de recharger les téléphones portables. C’est un triomphe. Des torches et des radios, si utiles, sont en vente sur le trottoir.
Voici un attroupement, rue Grégoire, quartier de Pétionville. Distribuerait-on de la nourriture ? Non ! C’est le bureau des transferts, permettant de recevoir l’argent de la diaspora, qui est pris d’assaut. Des dizaines de personnes sont agglutinées aux grilles. La tension est tangible. "Honteux ! Scandaleux, crie soudain une femme, au bord de l’épuisement. J’attends depuis douze heures ! J’ai besoin de mon argent pour vivre !" Des gens se retournent, approuvent, s’enflamment, protestent. "Bande d’escrocs", hurle un homme. "Racketteurs", renchérit un autre. Pourquoi cette révolte ?
"Ils n’ouvrent qu’au compte-gouttes, font passer leurs copains !
Une porte s’ouvre, la foule se précipite, une matraque s’agite, un homme crie, blessé à la main. La porte s’est refermée. Une jeune fille désespère : "Mon frère de Miami nous a envoyé 200 dollars. Je ne peux pas retrouver mes parents au campement si je ne les ai pas. On n’a plus rien, c’est notre seul espoir." Un homme compatit. "Mon cousin de Montréal suit la situation d’heure en heure sur Internet. Il me croyait mort ! Je compte sur le transfert qu’il m’a annoncé. Mon Dieu, que ferions-nous sans la diaspora ?"
Rue des Miracles, au centre-ville, quelques rares parois d’immeubles se découpent dans le ciel et surplombent ruines et gravats. Quelques jeunes gens s’affairent dans les décombres.
"Que cherchez-vous ? On ne voit rien.
L’odeur est insoutenable. Sous les gravats, on aperçoit une jambe.
Un petit garçon attend sa maman, assis en tailleur au milieu de la rue. Devant les ruines d’une librairie, il vient de découvrir, ravi, les restes d’un livre illustré : La Grande Histoire des dinosaures.