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Cameroun 1955-1962 : la guerre cachée de la France en Afrique


Par David Servenay | Rue89 | 01/01/2011

Paris a livré une guerre totale aux indépendantistes camerounais, aujourd’hui dénoncée par le livre-enquête « Kamerun ! »

C’était la guerre. Une guerre avec des dizaines de milliers de morts, à 5 000 km de la métropole, loin du regard d’une opinion fascinée par les « événements » d’Algérie. Et pourtant, cette vraie boucherie s’inscrit dans la lignée des pires conflits coloniaux, Algérie et Indochine.

Aujourd’hui encore, peu de Français savent que leur armée fut engagée sept ans au Cameroun, de 1955 à 1962, pour éradiquer l’UPC, un mouvement « rebelle ». Sept années de guerre totale.

Cette patiente et longue enquête menée par un groupe de journalistes et d’historiens franco-camerounais devrait enfin faire sauter le couvercle.

"Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971)" de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsisa, confronte des dizaines de témoins retrouvés dans les deux camps et des milliers de pages d’archives (diplomatiques et militaires) pour arriver à une conclusion limpide : la France a fait la guerre au Cameroun pendant sept ans.

Une guerre totale, pour reprendre l’expression des théoriciens de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR), radicale et sans merci. La fameuse guerre des cœurs et des esprits, avec l’arsenal d’un exceptionnel dispositif de renseignement fondé sur :

  • le regroupement forcé de villages,
  • le quadrillage de la population,
  • l’action psychologique à grande échelle,
  • la chasse aux maquis clandestins,
  • l’exécution ciblée des dirigeants de la rébellion,
  • la torture érigée en arme de terreur massive.

Bilan : de 20 000 à 120 000 morts

Au Cameroun, pas une famille qui n’ait échappé à cette violence, surtout en Sanaga maritime (entre Douala et Yaoundé) et en pays Bamiléké (dans l’ouest). A l’époque, chacun est sommé de choisir son camp :

  • soit celui des rebelles de l’UPC, Union des populations du Cameroun, mouvement réclamant l’indépendance du territoire à partir de 1948 ;
  • soit celui de la France, administrateur de cet état sous tutelle des Nations unies, qui tient à garder le contrôle de son pré-carré.

Le conflit éclate au printemps 1955 par des émeutes dans les grandes villes. Sévèrement réprimées, elles poussent les militants de l’UPC à prendre le chemin de la clandestinité.

Décembre 57 : Paris décide de déployer la zone de pacification du Cameroun (Zopac), réplique du dispositif de la bataille d’Alger conduite par Massu, mais dans un cadre rural. Un certain Pierre Messmer, Haut-commissaire du territoire, est à la manœuvre. En métropole, personne n’est au courant, décrypte Manuel Domergue. (Voir la vidéo)

Ce silence s’explique en grande partie par l’absence de curiosité de la presse, le manque d’études historiques (à part celle d’Achille Mbembe), mais surtout par la propagande intense des autorités françaises pour couvrir les exactions commises par des unités militaires souvent composées de supplétifs tchadiens, congolais, sénégalais…

S’il est délicat d’établir un bilan précis des victimes de ce conflit, les auteurs livrent une fourchette d’estimations :

  • 20 000 morts pour la seule année 1960, selon le général Max Briand, chef des opérations militaires ;
  • 20 000 à 100 000 morts entre décembre 1959 et juillet 1961, selon la revue Réalités ;
  • 61 300 à 76 300 civils tués de 1956 à 1964, selon les archives britanniques citées par l’historienne Meredith Terretta ;
  • 120 000 morts au 1er janvier 1960 en pays Bamiléké, selon André Blanchet, journaliste au Monde citant un « officiel français ».

On est donc loin d’un « génocide » tel que le relaient de nombreuses voix militantes sur le Web. Au passage, le lecteur apprendra que l’ouvrage terrifiant et exagéré attribué à un certain Max Bardet est vraisemblablement l’œuvre de Constantin Melnik, ancien patron des services secrets à Matignon sous Michel Debré. Pour autant, ce bilan reste très lourd pour une population estimée à 3 millions de personnes.

La torture, outil de guerre banalisé à grande échelle

Cette grande « efficacité » à éradiquer les maquisards réfugiés dans les forêts montagneuses du pays Bamiléké tient à l’expérience des soldats qui mènent cette « pacification ». Anciens d’Indochine et d’Algérie, ils maîtrisent à la perfection les leçons du colonel Charles Lacheroy, le théoricien de la DGR. Souvent, ils ont aussi servi sous les ordres des colonels Bigeard et Trinquier, maîtres d’œuvre de la bataille d’Alger.

Au Cameroun, ils adaptent leur savoir-faire en généralisant :

  • les assassinats ciblés des dirigeants de la rébellion (un peu comme le plan Phoenix mené par la CIA au Vietnam dans les années 1967-1972) ;
  • la torture des opposants pour forcer la conversion des rebelles et faire basculer les civils par la terreur.

Ce dernier volet est particulièrement développé, au point que des fonctionnaires français – un juge ou un sous-préfet qui témoignent pour la première fois dans cet ouvrage – tenteront en vain d’en freiner l’usage. (Voir la vidéo)

Au bout des 650 pages de ce récit captivant, on comprend mieux comment les régimes du pré-carré africain (dont le Cameroun, affirment les auteurs, fut le laboratoire) s’appuient sur des structures sécuritaires très solides.

Entièrement basées sur le renseignement, hyper centralisées autour du chef de l’Etat (le président Ahidjo fut un modèle du genre), elles permettent de contrôler la vie politique et de museler tout opposant.

En photos, ci-dessous avec les légendes tirées de l’ouvrage :

France : le camp politique

Le général de Gaulle, avec à sa gauche Louis-Paul Ajoulat, en visite au Cameroun en mars 1953 (Archives nationales de Yaoundé).

Messmer (troisième en partant de la gauche) et Delauney (deuxième en partant de la gauche) vers 1957-1958 (Triluna Film Zurich).

Jean Lamberton (en blanc), en opération en zone de pacification de la Sanaga Maritime, le 27 mai 1957 (Archives privées).

France : le camp militaire

Entraînement des élèves officiers de l’Ecole militaire interarmes du Cameroun, dans la zone de Koutaba en 1960, sous la supervision d’instructeurs français. (Archives nationales de Yaoundé).

Selon le colonel Sylvestre Mang, il s’agirait - dans la photo ci-dessus - du lieutenant Lefebvre (à côté de la lampe tempête) et de son adjoint Bosboeuf (Archives nationales de Yaoundé).

Groupe d’« autodéfense » de Bafou, à l’Ouest-Cameroun, sans date (Archives personnelles de Grégoire Momo).

Cameroun : les maquisards

Maquisards avec armes et fétiches, sans date (Archives personnelles de Grégoire Momo).

Maquisards du groupe Paul Momo ; ce dernier est lui-même présent sur la photo (quatrième en partant de la droite, debout) (SHAT, 6H263).

Martin Singap chef d’état-major de l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK) tué le 8 septembre 1961 (Archives privées).

Une combattante nationaliste photographiée par les forces de sécurité, en février 1969 (Archives de la police, Bafoussam).

Les exactions

Le cadavre de Paul Momo, tué en novembre 1960 à Bahouan (SHAT, 6H263).

Têtes coupées de combattants nationalistes exposées en public (Association des vétérans PCF. du Cameroun, Asvecam).

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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 2 janvier 2011

 

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