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Un documentaire sur les prisons censuré

L’administration pénitentiaire veut tuer un film racontant le déménagement d’une vieille prison vers un centre déshumanisé.


Rue89 - 18 octobre 2011 - Augustin Scalbert

Depuis le mois de mars, le documentaire « Le Déménagement », de Catherine Rechard, est en attente de diffusion sur France 3 Bretagne. Ce beau film de 54 minutes raconte le déménagement, début 2010, des prisonniers de la vieille maison d’arrêt Jacques-Cartier, à Rennes, vers un centre de détention situé en périphérie de la ville.

Tous les détenus interrogés avaient bien sûr accepté d’être filmés. Et, aussi, d’apparaître à visage découvert dans le documentaire. Conformément à la loi. Mais l’administration pénitentiaire refuse que le film soit diffusé ainsi, et demande que leurs visages soient floutés. Avec des arguments ubuesques. La réalisatrice et la production s’opposent au floutage, ainsi que France 3, qui a peur de braver le pouvoir en passant outre.

Seules les projections en salle sont autorisées

Depuis six mois, cette affaire choque le petit monde judiciaire, ainsi que le rare public qui a pu voir le film. Au compte-gouttes, car seules les projections en salles sont autorisées.

On a enfin pu comprendre, mercredi 12 octobre, de quoi il en retournait, lors d’un extraordinaire débat organisé par l’Association de la presse judiciaire à la maison du barreau de Paris, après une projection du film.

Extraordinaire par les interventions successives, sur l’estrade et depuis la salle, qui ont permis de comprendre les véritables raisons de cette censure. Elles sont politiques.

Dans le mauvais rôle, Alain Jego, directeur interrégional des services pénitentiaires, dépêché au dernier moment de Lille sur instruction de sa hiérarchie (le ministère de la Justice).

Il a redit les raisons du blocage : l’article 41 de la loi pénitentiaire de 2009, qui régit les conditions de diffusion d’images ou de sons pouvant permettre l’identification d’un détenu. Il stipule aussi, et c’est une nouveauté de 2009, que l’administration peut s’opposer à cette diffusion dans quatre cas.

« Les condamnés ont le droit à l’oubli », donc au floutage

Selon Jego, c’est le dernier, prévoyant une restriction « nécessaire [...] à la réinsertion de la personne concernée », qui s’applique en l’espèce. « Les condamnés ont le droit à l’oubli », justifie-t-il. « Mais c’est à eux de le décider, par à vous ! » lui répond le réalisateur Rémi Lainé depuis le premier rang. « Vous retirez leur dernier libre-arbitre aux détenus », dit quelqu’un d’autre. La question du droit à l’oubli, cruciale, n’est pas mentionnée dans les restrictions de la loi.

Diaporama "Le déménagement", Catherine Rechard/Candela Productions.

Les réponses du représentant de la Pénitentiaire ne convainquent personne. Plusieurs fois, la même question revient : « Comment justifiez-vous cette décision ? »

Assis sur l’estrade non loin du haut-fonctionnaire, le cinéaste Jean-Xavier de Lestrade remarque que « la réinsertion, c’est aussi l’identité, le droit à la parole », ajoutant :

« J’ai l’impression que les réalisateurs connaissent mieux la réalité des détenus que vous. »

« Vous voulez flouter pour qu’ils apparaissent comme dangereux »

Dans le public, le chroniqueur judiciaire du Figaro, Stéphane Durand-Souffland, prononce à l’adresse d’Alain Jego une phrase qui suscite un brouhaha d’approbation dans la salle. Pour lui, cette censure est aussi idéologique :

« Si vous voulez flouter les gens à la télévision, c’est parce que cela les fait apparaître comme des gens dangereux. »

Le film de Catherine Rechard montre au contraire des détenus très humains, avec leurs cassures, leur sensibilité, leur intelligence ou leur niaiserie, parfois. Jamais la raison de leur condamnation n’est évoquée.

Le haut-fonctionnaire n’en démordra pas. Plus tard, avant de reprendre son train vers Lille, il ira jusqu’à dire que « la prison n’est pas un contexte où un détenu peut avoir son libre-arbitre ».

Mais c’est sans doute une autre phrase d’Alain Jego qui justifie le mieux cette censure. Sa réponse à une question sur l’autorisation de diffusion en salles, et pas à la télé :

« Cent cinquante personnes, ça n’a pas le même retentissement que cinq millions. »

« Des raisons politiques », selon un directeur de prison

L’impact. Pour un autre directeur de prison, présent lui aussi à l’estrade mais à la parole plus libre que son collègue puisqu’il est élu syndical, la raison de la censure est « politique ». Boris Targe, du Syndicat national des directeurs pénitentiaires :

« L’administration se positionne pour des raisons politiques, en raison de son programme immobilier qui est un des axes majeurs de la politique pénitentiaire. »

La prison où sont désormais enfermés les prisonniers de Rennes est l’une des 25 nouvelles prévues pour appliquer la loi pénitentiaire de 2009.

Dans « Le Déménagement », on voit d’abord les détenus à la maison d’arrêt Jacques-Cartier, en pleine ville de Rennes. L’un d’eux raconte qu’il aime regarder les maisons, et apercevoir cette femme qui fume une cigarette en même temps que lui, à sa fenêtre d’un immeuble voisin. Ils se font coucou de la main.

Puis les prisonniers partent vers le centre de détention de Vézin-le-Coquet, construit au milieu de nulle part. L’ambiance est glaciale, déshumanisée. A l’image, un gardien de prison s’en plaint ; un détenu demande son transfert.

D’autres docus diffusés sur Canal + sans floutage

Même si la réalisatrice conteste avoir eu cet objectif, ce documentaire constitue donc, en filigrane, une puissante remise en cause du plan prison du gouvernement : des maisons d’arrêt classiques, on passe progressivement à des centres plus éloignés des villes, gérés par des entreprises privées et faisant la part belle à l’automatisme et à la vidéosurveillance.

Présenté par Michèle Alliot-Marie quand elle était garde des Sceaux, ce « plan prisons » a depuis été « allégé » par son successeur, Michel Mercier.

Boris Targe rappelle qu’en 2010, le ministère de la Justice a reçu 2 150 demandes de tournage en prison, « acceptées à 75% ». Mais dans la plupart des cas, les détenus sont floutés, même s’ils ont demandé à apparaître.

Le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade, oscarisé en 2002 pour un film judiciaire tourné aux Etats-Unis, déclare que deux de ses documentaires filmés en France ont été diffusés par Canal+ alors que les visages des détenus n’étaient pas floutés. La chaîne a eu le courage d’affronter des poursuites judiciaires de la part du ministère. Mais le ministère n’a jamais poursuivi.

Dans la salle, plusieurs personnes ont pris la parole pour livrer un avis autorisé, leur présence suscitant parfois la surprise des autres : des avocats, une contrôleuse dépêchée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté, une présidente de la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris (celle qui juge les délits de presse)...

France 3 : « Nous avons un actionnaire, c’est l’Etat »

Mais l’apparition la plus surprenante fut celle de Jérôme Poidevin, directeur délégué de France Télévisions en charge des antennes régionales. Il a abondé dans le sens du producteur et de la réalisatrice du film.

Puis une question a fusé :

« Mais pourquoi ne passez-vous pas outre la décision de l’administration, comme l’a fait Canal + ? »

Sa réponse a eu le mérite de la clarté :

« Nous avons un actionnaire, et cet actionnaire, c’est l’Etat. »


Infos pratiques

Prochaines projections du « Déménagement », un film de Catherine Rechard

  • Le 23 octobre à 10h à la Maison des métallos à Paris (11e) ;
  • le 15 novembre au cinéma Quai à Guer (Morbihan). Autres dates sur le site du film.

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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 23 octobre 2011

 

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