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Etats-Unis : des bourreaux condamnés au remords


Mots-Clés / Torture

Libération - 12 juin 2013 - Par Lorraine Millot, Correspondante à Washington -

Pendant des années, Jerry Givens et Ron McAndrew ont exécuté des prisonniers. Aujourd’hui partisans de l’abolition dans un pays majoritairement favorable au châtiment suprême, ils témoignent à visage découvert de leurs expériences traumatisantes.

D’ordinaire, ils ne parlent pas. Les bourreaux n’ont pas de nom, pas de visage, et ne sont pas censés avoir d’états d’âme. « Quand j’exécutais des condamnés, même ma femme n’était au courant de rien », se souvient Jerry Givens, 60 ans, ancien bourreau de l’Etat de Virginie et l’un des premiers à avoir brisé ce silence. « Je ne voulais pas que cela affecte ma femme, je ne voulais pas qu’elle ait à vivre tout ce que je ressentais », explique-t-il, attablé dans un restaurant de sa ville de Richmond, devant un poisson qu’il doit parfois s’arrêter de manger quand son récit devient trop macabre. « Mais puisque cette mort que nous donnons est légale, approuvée par les électeurs, pourquoi se cacher ? » demande-t-il, entre deux bouchées.

« Quand les gens font des choses dont ils ont honte, ils tendent à le faire en secret, répond l’avocat Steve Northup, directeur du groupe Virginians for Alternatives to the Death Penalty (« les citoyens de Virginie pour des alternatives à la peine de mort »), un mouvement abolitionniste où milite maintenant Jerry Givens. Les juridictions qui pratiquent des exécutions se donnent beaucoup de mal pour garder secrètes les identités de toutes les personnes impliquées. »

La peine de mort est encore en vigueur dans 34 des 50 Etats américains. Plus de 3 000 condamnés y attendent leur dernière heure dans les célèbres « couloirs de la mort ». Ces dernières années, le nombre d’exécutions est toutefois en baisse (43 exécutions en 2012, contre une soixantaine par an, ou plus, au début des années 2000). Plus de 60% des Américains se disent encore favorables au « châtiment suprême », mais ce soutien a tendance à décliner. Le témoignage des bourreaux contribue à cette lente évolution.

« Me préparer mentalement à tuer » Entre 1982 et 1999, Jerry Givens a tué 62 condamnés à mort, 37 par électrocution et 25 par injection intraveineuse de barbituriques. « Je n’ai jamais aimé cela, précise-t-il. Pour moi, à chaque fois qu’une exécution était annoncée, cela signifiait que je devais me préparer mentalement à tuer. D’ordinaire, comme gardien de prison, mon travail était plutôt de préserver des vies. Lors des exécutions, j’entrais dans le rôle inverse, je devenais celui qui doit prendre une vie. »

Pour le bourreau, la mise à mort d’un condamné se décompose en une succession d’étapes bien codifiées, raconte Jerry. « Sur le coup, je pensais surtout à exécuter correctement mes tâches afin d’éviter l’erreur qui ferait souffrir le condamné. Après son dernier repas, le prisonnier a droit à une douche. Puis, s’il est condamné à être électrocuté, je dois lui raser la tête et sa jambe droite, où seront placées les électrodes, pour éviter que les poils ne prennent feu. Ensuite, il a droit à un ultime coup de fil. Puis on lui lit encore une fois sa condamnation à mort. Pendant que je leur coupais les cheveux, je leur demandais si je pouvais prier pour eux. Certains disaient oui, d’autres répondaient que ça leur était égal. » A l’époque, Jerry Givens était convaincu du bien-fondé de la peine de mort. Adolescent, il avait vu une jeune fille tuée sous ses yeux lors d’une fête. Les assassins coupables de pareils actes ne méritent que la mort, pensait-il.

« Tu voyais la mort avancer dans le tube » « La plupart des condamnés me parlaient, poursuit Jerry. Ils me demandaient si ça allait leur faire mal… Je leur répondais que je n’en savais rien, je n’avais jamais été à leur place. Ou bien ils me demandaient ce qui viendrait après la vie. Là aussi, je devais leur dire que je l’ignorais. Certains faisaient des blagues. Ils me demandaient quelques minutes de plus, pour être bien propres quand ils arriveraient au paradis ou bien me priaient de leur faire une belle coupe de cheveux. D’autres étaient sérieux. L’un avait commandé un sandwich de McDonald’s mais n’arrivait pas à l’avaler. Il m’a demandé de le mettre au frigo pour le lendemain. Il n’avait pas réalisé que c’était son dernier jour. Certains étaient contents d’en finir. D’autres se battaient jusqu’à la dernière minute avec leurs avocats pour tenter d’obtenir un sursis. »

Le bourreau n’est pas seul à l’œuvre bien sûr, toute une équipe de « techniciens » l’assiste au moment de l’exécution, chacun avec une tâche précise, mais au final c’est bien Jerry qui devait presser le bouton. Par moments, il raconte tout cela comme un artisan présenterait son ouvrage : « J’ai fait tellement d’exécutions qu’à la fin il me suffisait de regarder la taille du condamné pour savoir combien il faudrait de volts pour le tuer. Si le type n’était pas très gros, une décharge de 35 secondes suffisait, s’il était plus costaud, il fallait plutôt prévoir 45 ou 60 secondes. »

Le pire, pour Jerry Givens, c’était les exécutions par injection, devenues les plus courantes aux Etats-Unis. « Quand tu prends la seringue, tu te sens beaucoup plus proche du condamné que lorsque tu dois juste presser un bouton. Là, tu vois la solution chimique couler, c’est comme si tu voyais la mort avancer dans le tube. » Son autre hantise aujourd’hui est que des innocents aient pu se trouver parmi les 62 hommes qu’il a tués : « J’espère vraiment qu’il n’y avait pas d’innocents parmi eux, dit-il. Si jamais j’apprenais que j’ai exécuté des innocents, je ne sais pas quel effet cela aurait sur moi. »

En 1999, la carrière de bourreau de Jerry s’interrompt brutalement : lui-même est arrêté et condamné à quatre ans et demi de prison pour recel de fonds provenant d’un trafic de drogue. De l’autre côté des barreaux, où il estime avoir été envoyé à tort, il se tourne vers Dieu et reconsidère son point de vue sur la peine de mort. « Qui suis-je pour donner la mort ? interroge-t-il aujourd’hui. C’est à Dieu de décider de qui doit mourir, pas à moi. En appliquant la peine de mort, nous ne valons pas mieux que ceux qui ont crucifié Jésus, un innocent. »

Aujourd’hui reconverti comme conducteur de camions de chantier, Jerry sillonne les Etats-Unis pour son travail, mais aussi pour témoigner de sa conversion et sa nouvelle foi abolitionniste. « Beaucoup défendent encore la peine de mort, mais quand je demande au public : "Qui voudrait faire ce boulot de bourreau ?" personne ne lève la main. » Militer l’aide aussi à surmonter ce passé de tueur, explique-t-il. « Si je gardais tout cela à l’intérieur de moi, je risquerais d’exploser. » Beaucoup de ses anciens collègues souffrent de stress post-traumatique, rapporte Jerry qui assure « être OK » lui-même : « Je crois que Dieu m’a fait faire cela pour que je puisse maintenant témoigner. »

Ron McAndrew est un autre de ces rares « tueurs d’Etat » qui témoignent aujourd’hui de leur métier. L’expérience semble avoir été beaucoup plus traumatisante pour lui. « Jusqu’à ce jour encore, je suis en thérapie. Je fais des cauchemars. Les condamnés que j’ai exécutés reviennent me visiter en rêve », avoue ce gaillard de 74 ans, pourtant déjà revenu de toutes sortes d’aventures : agent de renseignements dans l’armée de l’air, stationné en France sur la base d’Evreux (Eure) de 1956 à 1961, vendeur de parfums en Europe, au Japon et au Vietnam, puis gardien de prison en Floride où il a grimpé tous les échelons jusqu’au poste de directeur d’établissement pénitentiaire qui incluait la supervision des exécutions. En 1996 et 1997, Ron McAndrew a fait passer trois condamnés sur la chaise électrique. A la troisième exécution, celle de Pedro Medina, un réfugié d’origine cubaine, le corps a pris feu. « Quand on a envoyé l’électricité, on a entendu un bruit sec, et sa tête s’est mise à fumer, raconte Ron. On avait mis la tête de cet homme en feu ! Toute la pièce s’est remplie de fumée, c’était la plus ignoble expérience que j’ai jamais vécue. » Après ce drame, il est envoyé au Texas, où il assiste encore à cinq exécutions par injection intraveineuse, pour se former à cette technique. « Je n’ai pas trouvé cela plus propre ou plus facile, soupire-t-il. Dans un cas comme dans l’autre, j’étais face à un homme d’abord vivant, puis mort. »

Pour Ron McAndrew aussi, la peine de mort a longtemps été une évidence : « J’ai grandi à la campagne, en Caroline du Nord, au bout d’une route en terre, dans une famille vraiment conservatrice où l’on observait les Saintes Ecritures à la lettre : œil pour œil, dent pour dent, explique-t-il. Pour moi, la peine de mort était aussi naturelle que de regarder à gauche et à droite avant de traverser. » Avant même sa première exécution, sa conscience commence pourtant à le tirailler. « C’était en 1997, se souvient-il précisément. La mère et les sœurs du premier condamné que je devais exécuter, Leo Jones, sont venues me voir à la prison. "Monsieur le directeur", m’a demandé la mère, une vieille femme noire qui arrivait à peine à parler, "me laisserez-vous embrasser mon bébé une dernière fois avant que vous ne le tuiez ?" Je pouvais sentir toute la douleur de cette mère et je ne pouvais plus l’ôter de ma tête. Au dernier moment, l’exécution de son fils a été suspendue - il a été exécuté plus tard, alors que j’avais quitté mes fonctions. Mais aussitôt après, j’ai reçu l’ordre du gouverneur d’exécuter un autre condamné. »

« Somnifères et bouteille de vin tous les soirs » A l’époque, son sommeil se détraque. « Je prenais des somnifères et je buvais. Une bouteille de vin tous les soirs, des rasades de cognac. Je faisais des cauchemars, je craquais, ma femme s’inquiétait vraiment pour moi. J’étais de plus en plus malade. » Encouragé par son épouse, Ron McAndrew demande finalement sa mutation et entame une psychothérapie. « Ma thérapeute me dit qu’en parler m’aide à rester sain, explique-t-il. Tant que j’ai ça à l’esprit, j’ai besoin d’en parler, me dit-elle. »

Ces anciens exécuteurs devenus opposants à la peine de mort forment un petit club, très informel, d’une dizaine de collègues, confie Ron : « On s’appelle quand on n’a pas le moral. Dernièrement, un confrère m’a demandé ainsi comment je faisais pour tenir le coup. Ma recette ? Une épouse qui me soutient vraiment, une bonne thérapeute et un peu de médicaments. » Au moins deux anciens bourreaux se sont suicidés ces dernières années aux Etats-Unis. Des dizaines d’autres vivent cachés, encore convaincus de leur « mission » ou gardant leurs traumatismes pour eux, en silence.


Publié sur OSI Bouaké le lundi 26 août 2013

 

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