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Côte d’Ivoire : la crise s’éloigne, la misère reste

Article de Frédérique Drogoul sur son blog de Rue89


par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 14/05/2008

Je connais l’ouest ivoirien depuis vingt ans pour y avoir travaillé chaque année comme médecin puis psychiatre. Je n’y étais pas revenue depuis 2004, mais, ayant exercé entre temps au Liberia, j’ai pu mesurer ce qui a été évité dans l’ouest de la Cote d’Ivoire en 2003. Voici la première de trois chroniques d’une aventure en zone rebelle, au centre de santé psychiatrique Victor Houali, dans le village de Trinlé-Diapleu de la préfecture de Man.

Cette aventure professionnelle et amicale débute par une rencontre et un jumelage, en 1984, entre la clinique psychiatrique de Laborde, dans le Loir et Cher et un « village de planteurs » yacoubas : le terme désigne les champs de café et de cacao, parfois distants du village, où les familles dorment au plus fort des récoltes.

Moins de 200 km séparent Man de Gbanka (Gbarnga), mais le fossé est profond entre ces deux pays. L’empreinte des années de terreur mêlée à « l’américanité » si singulière des Libériens ne ressemblent guère à ma perception de la crise ivoirienne déclinée dans un village Yacouba.

Pourtant, j’ai toujours eu l’impression d’une familiarité. Sans doute parce que la terre ocre et la forêt sont les mêmes, tout comme le rythme si particulier des villages de planteurs ; mais au Liberia, la tôle est une toiture plus répandue en zone rurale, des tôles rouillées et rongées, plus sinistres mais plus durables, et aussi moins chères. Et au-dessus de la forêt, l’horizon libérien me rappelait des souvenirs vieux de quinze ans : la guerre a, au moins, permis la préservation des grands arbres, des essences recherchées dont la Côte d’Ivoire s’est vidée pendant les années 1990.

La Cote d’Ivoire, un pays suspendu à la recherche de son identité

Depuis 2002, la Cote d’Ivoire est un pays suspendu, qui règle ses comptes avec son histoire coloniale et son indépendance sous tutelle, et qui semble à la recherche de son identité. Le conflit ivoirien est trop complexe pour que j’ose en faire ici la synthèse. L’avenir est encore incertain, mais d’évidence, le pire a été évité et la situation s’améliore. Si le pays reste divisé, la zone rebelle, asphyxiée, les barrages et les contrôles sur les routes sont moins nombreux et plus cordiaux. « La crise », comme on dit là-bas, s’éloigne, au soulagement de tous.

Des gouvernements de réconciliation se succèdent autour du président Laurent Gbagbo, les accords avec médiations internationales progressent, les politiques ont pris la main sur les rebelles et les patriotes et préparent les élections... Les blancs, en particulier les Français, sont beaucoup moins nombreux qu’avant, mais l’argent circule, reprise économique et fortunes de guerre mêlées.

Mais si certains s’enrichissent, les Ivoiriens sont plus misérables qu’avant : les prix alimentaires ont explosé, le chômage est massif, la santé est inaccessible pour beaucoup, le sida   et le paludisme restent « des armes de destruction massive », le système scolaire et universitaire semble au bord de l’implosion.

Corruption, abus de pouvoir et un gâteau partagé entre les ennemis d’hier

Les nouvelles églises, pentecôtistes ou syncrétiques, attirent des fidèles de plus en plus nombreux, mais les mosquées aussi font le plein de fidèles. Les petites gens prient, beaucoup se laissent attirer par les nouveaux prophètes et autres charlatans, et pour le reste, tous se débrouillent, au jour le jour.

L’instabilité politique de ces dernières années a gangrené les institutions d’une manière inquiétante. La corruption, les abus de pouvoir et les détournements opérés par les uns suscitent fascination ou fatalisme chez les autres, pessimisme et impuissance pour les plus avertis.

Et tandis que le pouvoir et ses avantages se redistribuent entre les ennemis d’hier, au-delà de la classe politique ivoirienne, les enjeux internationaux entrent en lice : les marchés africains attirent les convoitises américaines, européennes et chinoises, mais aussi les pourvoyeurs de guerre. Les armes qui longtemps ont transité par la Cote d’Ivoire pour gagner le Liberia ont fait demi-tour. L’Afrique de l’ouest est en passe de devenir la grande plaque tournante des trafics de drogues et l’avenir y reste sombre car l’instabilité chronique profite à beaucoup (trop) de monde.

Pendant l’automne 2002, puis durant les premiers mois de l’année 2003, l’ouest de la Côte d’Ivoire s’est embrasé dans une guerre qui a été plus intense et meurtrière qu’ailleurs dans le pays : les « fighters » libériens, mercenaires traînant dans leur sillage leurs troupes d’enfants rendus sauvages, sont venus prêter main forte à la guerre et surtout en profiter. Puis ils ont été chassés par les forces rebelles qui ont à présent le contrôle d’une région limitée par « la zone de confiance ». Les contingents de l’ONUCI, opération des Nations unies en Côte d’Ivoire, ont pris le relais de la force Licorne française, et le passent progressivement aux brigades mixtes, composées de soldats rebelles et loyalistes.

Les « coupeurs de route »

Une longue route bitumée traverse la cote d’ivoire d’est en ouest, d’Abidjan vers Man et, 70 km plus loin, vers Danané et le Liberia. La ville de Douekoué marque à présent une frontière, entre le sud loyaliste, et la zone rebelle. La zone de confiance s’étend ici sur quarante km, jusqu’à Logoualé, mais reste paradoxalement la dernière zone de non droit du pays. L’axe routier, tout comme les pistes secondaires, y sont fréquemment attaqués par des « coupeurs de route », qui pillent, violent et parfois tuent. Les soldats marocains qui gardent à présent cette étrange frontière n’ont plus le mandat pour intervenir tandis que les brigades mixtes n’en ont pas les moyens.

Avant d’énumérer les exactions survenues les derniers jours, le commandant marocain expliquera : « Il n’y a plus de droits de l’homme ici, la zone n’est sous l’autorité de personne, et avec la récolte, l’argent circule en ce moment »

Qui sont ces hommes ? Pour ce que j’en ai vu, brève et glaçante vision avant que nous réussissions à fuir (je ne pensais pas qu’une vieille voiture pouvait reculer aussi vite, merci Philippe !), il s’agit de petites bandes bien organisées, qui sortent de la forêt quand une voiture isolée leur est signalée par portable et barrent la route avec un grand tronc. Armés de machettes, et parfois d’armes à feu, ils se volatilisent en brousse leurs forfaits accomplis. Beaucoup ont été peu à peu arrêtés et ce banditisme de post conflit n’est pas surprenant. Le paradoxal vide de gouvernance dans la zone de sécurité et l’argent de la récolte y attirent ceux qui ont gardé l’habitude des armes.

Etrange et difficile arrivée en vérité... Mais à Trinle Diapleu, la vie est calme et s’étire sous la chaleur accablante. Les hommes rentrent des campements heureux que la récolte de l’année (café, cacao et riz) soit meilleure qu’en 2007, les enfants courent dans la nuit fraîche et dormiront pendant l’école, les femmes s’épuisent à traverser le village depuis que la pompe à eau est en panne (mais personne ne peut expliquer où est passé l’argent collecté pour la réparer)...

Plus personne ne pense que la guerre peut reprendre

Une vie comme je l’ai toujours connue, mais avec plus de pauvreté, et encore beaucoup d’inquiétudes. Les funérailles sont les seules fêtes collectives qui animent un quotidien morne, marqué par le manque de moyens. Mais les villageois (partisans du FPI, le Front populaire ivoirien de Gbagbo) qui avaient dû fuir à Abidjan sont revenus, les rebelles du village se sont presque tous spontanément démobilisés, les trois familles réfugiées se sont installées et plus personne ne pense que la guerre peut reprendre.

A Man, les banques et la poste n’ont pas rouvert, mais les ONG de crise sont parties et les fonctionnaires de la santé et de l’éducation reviennent peu à peu, car la circulation entre les deux zones est rétablie et ils reçoivent leurs salaires. Le commerce reprend, quelques Libanais sont eux aussi revenus, et la ville semble avoir retrouvé son activité d’avant-guerre. La pâtisserie et les deux supermarchés restent des locaux dévastés, mais le marché est achalandé et l’électricité est rétablie.

Des slogans pour la paix marquent l’entrée de la ville, le long de la route bitumée d’antan qui est devenue moins praticable qu’une piste, et les bâtiments sont tous délabrés, en dehors de l’hôpital, qui a été remis à neuf pendant trois ans par MSF   Belgique.

La région de Man n’a pas manqué d’aide humanitaire : les rebelles aussi étaient nourris par le PAM, ce qui a directement contribué à les empêcher de se servir sur le dos des civils ou à détourner les aides par la violence. L’aide d’urgence sanitaire était nécessaire car tous les infirmiers et les médecins avaient quitté la région. Aujourd’hui, les soins de santé primaire sont assurés dans les villages comme avant la crise, même si le prix de revente des médicaments génériques par les infirmiers semble mal contrôlé.

Les gens sont calmes et attendent que « la crise » prenne fin, à la fois résignés et confiants. Reste à souhaiter que leurs hommes politiques en prennent la mesure, et respectent les « codes de bonne conduite » qu’ils ont signés le 24 avril 2008. Et à rêver que tous les autres n’instrumentalisent pas à nouveau les faiseurs de guerre pour leurs désirs de pouvoir, de richesse et de puissance.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 30 juillet 2008

 

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