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A l’Argonne, à Orléans : "Des mecs des quartiers, il n’y a que ça en taule de toute façon"



Le Monde | 14.10.11 | Orléans | Reportage Arthur Frayer, envoyé spécial | "Maman, je suis à la prison de Châlons-en-Champagne. Tu peux m’envoyer des vêtements ?" Mauricette, une habitante du quartier de l’Argonne, à Orléans, a reposé le courrier de son fils et appelé l’une de ses filles. Celle dont le mari a une voiture : "Moussa vient de retourner en prison. Il faut que tu lui apportes des pantalons et des t-shirts." La fille s’est exécutée et a parcouru les 307 km jusqu’à la préfecture de la Marne. Trois heures trente de route. A la porte de la maison d’arrêt, elle a remis le linge à un surveillant. Puis est repartie en sens inverse. Sans avoir le droit de voir Moussa.

La scène se passe au milieu des années 2000. Moussa vient d’être condamné à trois mois et demi de détention pour un vol de voiture. Mauricette (tous les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat), veuve d’un immigré algérien, n’est pas allée voir son fils. Trop loin, trop cher et trop court. Le temps d’obtenir le permis de visite, la peine aurait été presque terminée.

A l’Argonne, la banlieue nord d’Orléans, les histoires comme celles de Moussa se racontent par dizaines. Andrée, 57 ans, est la voisine de palier de Mauricette. Selon elle, sur la centaine de personnes qui habitent les sept HLM voisins du leur, une dizaine d’individus sont en prison. Elle fronce les sourcils et force sa mémoire pour faire la liste. Une femme de l’immeuble d’à côté a vu ses deux fils condamnés à douze ans pour braquage : l’un est à la prison d’Orléans, l’autre à Châteaudun, en Eure-et-Loir. Trois autres ont pris entre "trois et huit piges" dans la même affaire. "Il y a aussi les quatre jeunes du hall d’immeuble" qu’elle ne voit plus depuis cet été. Ils sont emprisonnés à Orléans et Blois pour un vol de véhicule. Un dernier est dans la même maison d’arrêt, accusé de meurtre après une bagarre.

Depuis quatre ans, Andrée et Mauricette habitent au 3e étage d’un bâtiment en retrait du coeur du quartier. Elles s’invitent à boire le café, se prêtent, à l’occasion, une brique de lait et des oeufs. Elles discutent surtout de leurs enfants. Car le fils d’Andrée est lui aussi passé en prison. Une première fois, à 19 ans. Une seconde, à 21 ans. Une troisième, à 34 ans. Soupçonné d’homicide, Marco a fait deux ans et deux mois de détention provisoire entre 2008 et 2010. Libéré, il attend une date de jugement.

Sur les murs de son salon, Andrée a accroché des photos de famille dans de jolis cadres colorés. Sur l’une d’elles, Marco fixe l’objectif, l’oeil sombre. La maman a les larmes aux yeux dès qu’elle évoque "l’affaire". "Le monde s’est écroulé et ça a détruit la famille." Pour assurer la défense de son fils, Andrée a voulu ce qu’il y a de meilleur et a pris un "avocat de Paris". Elle a emprunté 10 000 euros à sa banque. "Maintenant, je dois rembourser 250 euros par mois jusqu’en 2014." Une somme exorbitante pour cette employée de bureau qui gagne 1 100 euros par mois et verse déjà 450 euros pour son loyer HLM.

Il a fallu aussi s’arranger avec son employeur pour se rendre aux trois parloirs hebdomadaires. "J’avais trente minutes pour voir mon fils. Et après, je devais filer au travail, en bus, en ramenant ses sacs de linge sale", raconte-t-elle. La prison ne prévoit pas de machine à laver pour les détenus. Le patron d’Andrée n’apprécie pas trop qu’elle ramène au bureau son gros sac qui sent la prison. "Un collègue m’autorisait à mettre discrètement le linge dans son coffre de voiture. Je le récupérais en partant. Le chef ne l’a jamais su." Elle ne compte plus les fois où elle est arrivée en retard au travail. Trois fois, elle a tout bonnement "raté l’embauche". Les familles ne sont autorisées à quitter la prison qu’une fois tous les détenus déshabillés et fouillés au retour de parloir.

Andrée comme Mauricette n’ont jamais apporté de portable à leurs fils. "J’avais bien trop peur qu’on le découvre et qu’on me fasse sauter mon permis de visite", explique la première, qui confesse quelques chocolats et des chewing-gums rentrés en douce. "Moi, je lui ai amené une fois un kebab tout chaud. Je l’avais emballé et aplati sous ma veste pour pas qu’on le voit", rigole la seconde.

Marco et Moussa sont des amis d’enfance. Quand le premier a été expédié à la prison d’Orléans, Moussa est venu le voir au parloir. Puis, quelques mois plus tard, Moussa est tombé à son tour. Pour une histoire de faux chèques, cette fois. Il a demandé à être en cellule avec son copain du quartier. "Vu que Marco se tenait bien, le chef d’établissement a accepté qu’ils soient ensemble", raconte Andrée. Dans leur cas, il n’y a pas eu de soucis. Dans d’autres, les rapprochements sont exclus : "Il arrive que l’on demande des incarcérations dans des prisons ou des cellules distinctes pour empêcher les communications entre personnes d’une même affaire", explique Pierre Moreau, magistrat à la cour d’appel d’Orléans.

A l’Argonne, cinq ou six grandes familles tiennent le business de stupéfiants. Par le passé, certaines se sont fait la guerre. "A force d’être enfermées ensemble, elles se sont mises à faire du business ensemble. Alors qu’avant, certaines se tiraient dessus", juge Aymeric Regneau, surveillant à la maison d’arrêt d’Orléans. Les aînés et les pères pilotent les affaires. Les plus jeunes assurent la distribution et servent de fusible en cas d’arrestation. "On sait qu’ils ne balanceront pas leurs parents. En plus, en tant que mineurs ou primo (arrivants en prison), ils prendront des peines moins fortes que ceux qui sont déjà tombés", explique Mohamed, 36 ans, incarcéré pour trafic de drogue.

Les liens du quartier se perpétuent avant tout en cellule. Il faut bien choisir ses "co", les codétenus, en langage pénitentiaire. Les mois de disette, ils peuvent dépanner quand le tabac ou la nourriture "cantinés" viennent à manquer. Dans la maison d’arrêt locale, les auxiliaires d’étage (prisonniers chargés des repas et du ménage) sont souvent de l’Argonne. Ils facilitent les échanges de cigarettes et de café... et garantissent une certaine paix sociale aux surveillants.

Beaucoup de jeunes du quartier se trouvent aussi en détention à Fresnes, Fleury-Mérogis, Tours et dans d’autres prisons de la région. "On finit toujours par trouver quelqu’un qu’on connaît. Un cousin. Un cousin de cousin", raconte Séga Sissoko, 22 ans, passé par Fresnes et Fleury-Mérogis et dont le petit frère est derrière les barreaux. "Des mecs des quartiers, il n’y a que ça en taule de toute façon."


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 14 octobre 2011

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