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« 120 BPM », Act Up presque tout en haut



Libération, Didier Péron , Elisabeth Franck-Dumas et Luc Chessel - 28 mai 2017 - C’est trop triste, Almodóvar est passé à côté de la seule palme qui pouvait le laver de tous les commentaires désobligeants effectués au long du Festival sur son proverbial mauvais goût. L’ovation reçue par Robin Campillo, pronostiqué palme d’or et finalement déclassé dauphin du palmarès avec le grand prix, a encore témoigné du plébiscite en faveur d’un film évoquant le mouvement Act Up dans les années 90 à Paris. Il faut redire à quel point 120 Battements par minute est le seul film de cette distribution de prix totalement aberrante qui ne donne pas envie de se jeter tout habillé dans le port. Le grand prix couronne un parcours festivalier exceptionnel pour le cinéaste dont le film était projeté le premier week-end.

Dès la projection de presse, le lancement du film surprise s’opérait comme d’évidence Thierry Frémaux l’avait espéré et stratégiquement disposé au début, lui qui en coulisse dès avril racontait à qui voulait le croire que 120 Battements par minute était « une bombe ». Le soir même, à la projection officielle, un souffle similaire emportait l’assistance en robes de soirée et nœuds pap pour une standing ovation trempée de larmes pendant un quart d’heure. Robin Campillo voyait toute l’attention se tendre vers lui pour un film qu’il a longtemps hésité aussi bien à écrire qu’à tourner, ravivant les souvenirs enthousiastes et douloureux de ces années passées au sein d’Act Up Paris  , où il fut un jeune activiste en colère et amoureux, cueilli par les horreurs du sida   quand notamment un boyfriend tombe malade et qu’il l’accompagne de soins en agonie. « Ce n’est pas un film anodin pour moi, évidemment. Des moments de ma vie, ceux de gens que j’ai aimés. J’essaie de rebattre les cartes et de reconstituer un édifice qui serait un peu comme chez moi. Une cartographie intime, mouvante », expliquait-il à Libération au lendemain du triomphe, légèrement sonné, les yeux dissimulés derrière d’épaisses lunettes noires.

Transe.

L’accueil cannois a été la dernière étape d’une course contre la montre pour réussir à mixer 120 BPM, qui n’avait pu être montré au sélectionneur qu’à l’extrême limite de la période de visionnage, le cinéaste ayant pris énormément de retard dans le montage qu’il réalise seul. Travail d’autant plus fou que le nombre d’heures de rushs est important, vu qu’il a mené le tournage avec trois caméras (donc avec trois équipes techniques dédiées) afin d’avoir sur le collectif des comédiens plongés dans le feu roulant des réunions et discussions incessantes le même effet de réel et de prise sur le vif qui avait été expérimenté pendant le tournage dans la salle de classe d’Entre les murs de Laurent Cantet (palme d’or en 2008), dont il était coscénariste et monteur.

Il a aussi dû lutter sur la durée de 120 BPM, avec une version finale à deux heures vingt alors qu’avait été annoncé un film de moins de deux heures. Quant au retour cyclique des scènes de danse en night-club sur la musique d’Arnaud Rebotini, que d’aucuns lui conseillaient d’écourter, il n’en démord pas, convaincu qu’il faut faire rentrer le politique dans une dynamique des corps, échanger au rythme d’une danse de particules en suspension les stratégies offensives et les éclats d’hédonisme, tandis que le compte à rebours d’une jeunesse se préparant à mourir trop tôt s’enclenche dans une imperceptible transe. « Dans le film, il y a quelque chose de l’ordre du roman du XIXe siècle, une espèce d’épopée avec des choses toutes petites », a également confié Robin Campillo. Ces choses toutes petites sont prélevées parmi les destins de quelques-uns des activistes regroupés pour lutter contre l’indifférence des pouvoirs publics et qui, chaque semaine, se retrouvaient en amphi pour monter des actions collectives.

A l’écran, on les regarde, filles ou garçons, gays ou trans, « séropo » ou « séroneg », hémophiles ou toxicos, s’invectiver, avec la sensation d’assister à la naissance d’une action politique en train de s’inventer. A mesure qu’on progresse dans le film, des dissensions de plus en plus stridentes se font jour, et l’on va s’intéresser à l’idylle entre Nathan, à qui Arnaud Valois prête sa grande carrure volontaire, nouvel arrivant « séroneg », et Sean (Nahuel Pérez Biscayart), incisif et volubile, militant de la première heure. C’est par là que la tragédie va s’incarner, la fougue des étreintes amoureuses, des corps qui murmurent et se racontent dans la pénombre laissant peu à peu la place aux gestes de plus en plus médicaux et à l’avancée de la mort.

« On disait qu’on faisait de la politique à la première personne », rappelait le réalisateur il y a quelques jours dans ces pages. A-t-il fait un film politique à la première personne ? Entremêlant l’autobiographique et le biographique, sa vie et celles des autres, pour mieux les montrer emportées dans un même mouvement, 120 BPM n’est pourtant pas vraiment un film à clés. Certes, sous le rôle de Nathan, pointe la figure d’un narrateur, d’un point de vue vécu aux premières loges. Sous celui de Thibault (Antoine Reinartz), se profile la figure de Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up Paris  , et sous celui de Sean, la vie d’un de ses jeunes présidents, Cleews Vellay, mort en 1994.

« Zaps ».

Mais le film est d’autant plus frappant qu’il est l’un des premiers à s’emparer de ces souvenirs comme d’une histoire (avec ou sans majuscule), qui n’est pas celle du choc des débuts de l’épidémie et de sa censure immédiate, mais déjà celle de la riposte et de l’organisation : à nous rappeler l’inventivité politique des « zaps », nom donné par Act Up à ses protestations publiques, à retracer les épisodes d’une résistance collective à l’oubli et au déni d’une multitude de tragédies vécues de plein fouet. Lestrade, dans un texte vite paru après la première projection, en fait l’éloge d’après sa position de témoin et d’activiste. « Act Up représente le sommet de notre existence, en tant qu’humains, dans une culture d’entraide et de générosité », écrit-il, estimant qu’aujourd’hui leurs actions « ne seraient pas tolérées un seul instant par l’Etat, la police et une grande partie de la classe politique ».

L’un des modèles romanesques de 120 BPM pourrait bien être l’Education sentimentale de Flaubert, avec son traitement mélancolique de la révolution de 1848, qui finit par cette phrase répétée après coup par les deux protagonistes : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » C’est ce que bon nombre des premiers spectateurs du film ici se seront aussi dit à l’oreille dimanche à l’issue d’un Festival dont le cœur n’a pas encore complètement cessé de battre.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 8 novembre 2017



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