Les maladies psychiques, miroir de l’accélération de la modernité

Publié le 24 avril 2015 sur OSIBouaké.org

Modes de vivre - Socioprolixes - 20 avril 2015 -

Et si les maladies psychiques étaient un observatoire privilégié pour appréhender les bouleversements qui affectent une époque ?

"Le mal du siècle". Cette expression, qui apparaît au tout début du XIXe siècle sous la plume des auteurs romantiques, désigne la mélancolie. Mélancolie qui semble toucher un nombre croissant des contemporains de Chateaubriand, et qui exprime un état de conscience malheureux face aux mutations profondes qui affectent alors les sociétés occidentales, à l’aube de la Première révolution industrielle.

Aujourd’hui, le "mal du siècle" a changé de visage. Il ne s’appelle plus mélancolie, mais dépression. Le geste dramatique et stupéfiant d’Andreas Lubitz, qui pour mettre fin à ses jours précipita les 144 passagers de l’A320 au sol, nous a plongés au cœur des mystères insondables du geste suicidaire, et de sa racine fréquente : l’état dépressif. Les articles sur le sujet ont fleuri, pour rappeler que la dépression est devenue un véritable fléau qui affecterait aujourd’hui 350 millions de personnes dans le monde. Mais pour rappeler aussi que le diagnostic de "dépression" est bien souvent un non diagnostic, qui recouvre des situations dont le degré de gravité peut varier considérablement (voir à ce sujet le documentaire de Michèle Dominici Dépression, une épidémie mondiale ?).

La dépression est devenue un paradigme, une manière de regarder et de définir les maux qui affectent la subjectivité contemporaine du XXIe siècle. Avant elle, il y eut la mélancolie puis, dans la seconde moitié du XIXe, l’hystérie et la neurasthénie, personnifiées à travers des patientes célèbres telles qu’Anna O. à Vienne, ou Augustine à la Salpêtrière, auprès de Charcot. Mais ces véritables "épidémies psychiques" qui se succèdent sont avant tout en résonnance avec une époque, au-delà des situations individuelles particulières. Elles sont le catalyseur des angoisses et des espoirs d’une société, et s’enracinent dans les bouleversements, notamment technologiques, qui les façonnent.

Train, cinéma et hystérie

Dans un article intitulé "Train, cinéma et modernité : entre hystérie et hypnose" (Décadrage 6, 2005), Mireille Berton analyse la manière dont, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le train, puis le cinéma, ont été associés à l’émergence des nouvelles pathologies psychiques qu’étaient alors la neurasthénie et l’hystérie. A partir des années 1840 en effet, le développement du train bouleverse la géographie mentale des populations, en permettant de parcourir en quelques heures des distances qui nécessitaient jusque là plus d’un jour. Il constitue également une nouvelle expérience sensorielle, particulièrement intense et déstabilisante : la grande vitesse, le paysage qui défile alors que le corps reste immobile, le balancement incessant, sans oublier le risque d’accident qui occupe une large place dans les imaginaires collectifs … sont autant de "chocs" sur des psychismes jusqu’ici préservés des affres de la modernité. Associées à cette accélération de la vitesse et des circulations, l’urbanisation et l’industrialisation développent tout un nouvel univers sensoriel, fait de bruits, de lumière et de mouvement.

Honoré Daumier - Impressions et Compressions de voyage

Au point que le corps médical s’inquiète très sérieusement, et tente de prévenir le développement de nouvelles pathologies qu’il pense associées à cette nouvelle condition urbaine et moderne. Mireille Berton cite l’astronome Camille Flammarion, qui en 1900, raille les peurs exprimées par les médecins quelques décennies plus tôt : « En Bavière, le collège royal de Médecine consulté déclara que les chemins de fer causeraient, s’ils étaient réalisés, le plus grand tort à la santé publique, parce qu’un mouvement aussi rapide provoquerait des ébranlements cérébraux chez les voyageurs et des vertiges dans le public extérieur, et recommanda d’enfermer les voies entre deux cloisons en planches à hauteur de vagons (sic). » Camille Flammarion, L’inconnu et les problèmes psychiques, Flammarion, Paris, 1900.

50 ans plus tard, un autre bouleversement technologique fascine autant qu’il inquiète : le cinéma, symbole majeur du mouvement de la modernité. Etre enfermé dans le noir, et regarder défiler des images d’une forte intensité lumineuse, plonge le spectateur dans un état fait à la fois d’apathie et de sur-stimulation, vu, à ses débuts, comme un terreau psycho-physiologique privilégié pour le développement de la neurasthénie et de l’hystérie. Mireille Berton cite la sociologue Emilie Altenloh, qui écrit en 1914 à propos de la diffusion du cinéma dans les villes : « Le cinéma et son public sont des produits typiques de notre temps qui se caractérise par des activités constantes et une agitation nerveuse. Enfermés durant toute la journée dans leurs lieux de travail, les gens ne peuvent s’empêcher de courir se détendre. En passant devant un cinéma, ils y entrent afin de chercher, pour un court instant, une diversion et une distraction, même s’ils sont déjà préoccupés de savoir comment ils rempliront les prochaines heures. » Emilie Altenloh, Zur Soziologie des Kinos, Diedrichs, Jena, 1914, p. 56.

De quoi le paradigme dépressif est-il le miroir ?

Le tournant du XXe siècle marque un point de rupture dans l’appréhension de la maladie mentale. Pour la première fois elle n’est pas – ou pas exclusivement – le fruit d’une hérédité ou d’une dégénérescence. Elle s’enracine dans les bouleversements collectifs que connaissent les sociétés. Les ruptures technologiques qui caractérisent une époque, parce qu’elles modifient profondément les modes de vie et les consciences collectives, génèrent ainsi des syndromes psychiques spécifiques, qui en retour se mettent à définir une société.

Qu’en est-il aujourd’hui ? De quoi le "paradigme dépressif" est-il le miroir ? Dans une interview donnée au New York Times à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1964, Isaac Asimov, l’auteur de la série de romans de science fiction Fondation, proposait une anticipation de ce qu’allait devenir le mode de vie américain cinquante ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, en 2014. Il prévoit que nos vies seront bouleversées par le numérique, l’omniprésence des écrans et la quasi-instantanéité de l’information et de la communication. Il imagine également que l’humanité sera frappée à grande échelle par l’ennui, et que la psychiatrie sera de loin la spécialité médicale la plus indispensable en 2014. Au moment où il imagine la troisième révolution industrielle, celle que nous connaissons aujourd’hui, Asimov prédisait également l’explosion du syndrome dépressif.

Dans son ouvrage La fatigue d’être soi. Dépression et société (1998) le sociologue Alain Ehrenberg retrace l’ histoire de la dépression, des années 1970 à nos jours, et la relie à l’émergence progressive d’une nouvelle norme qui gouverne les sociétés contemporaines : celle de l’autonomie et de la responsabilité individuelle. L’individu a aujourd’hui les moyens de devenir ce qu’il veut être, et cette injonction lui est sans cesse renvoyée. Seul face à lui-même et aux autres, il est responsable de sa performance, dont l’actualisation devient le seul critère de sa réussite. Face on constat que tout n’est pas pour autant possible, et qu’il bute sur des échecs dont il doit se reconnaître seul responsable, l’individu est guetté par la fatigue dépressive, et le repli sur soi.

Or on retrouve, dans le discours à la fois médiatique et médical qui entoure aujourd’hui le développement des outils numériques, et en particulier des réseaux sociaux, cette même tension entre les capacités décuplées de l’individu numérique (accès illimité au savoir, possibilité de la prise de parole, mise en scène positive de soi…) et le risque dépressif associé à une sur utilisation de ces outils. Au point que l’Académie américaine de pédiatrie parle aujourd’hui de "dépression Facebook" pour qualifier le mal être des jeunes pris au piège du miroir des réseaux sociaux.

L’accélération technologique que connaît le monde depuis le XIXe siècle et la première révolution industrielle, a été un puissant facteur de remodelage de notre psychisme. La technique a reconfiguré nos sensations, nous a ouvert à de nouvelles expériences individuelles et collectives, a considérablement accru le champ des possibles ouvert à tout un chacun. Mais ces innovations ont également été des catalyseurs d’inquiétudes, de menaces et d’angoisses. C’est pourquoi elles ont secrété à la fois des syndromes psychiques spécifiques, et des discours médicaux qui cherchent à donner un sens à ces nouveaux "maux", en résonnance avec les accélérations de la modernité.

C’est peut-être à ce titre que les maladies psychiques sont un objet historique et sociologique de premier plan. Elles sont l’expression d’une résistance collective à ce que le mouvement de transformation du monde a de nécessairement douloureux.

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