Bayan Mahmud. Un but dans la vie

Publié le 18 août 2014 sur OSIBouaké.org

Libération - 3 juillet 2014 - Kim HULLOT-GUIOT -

Arrivé clandestinement à Buenos Aires alors qu’il guignait l’Europe, cet orphelin ghanéen a intégré l’ancien club de Maradona.

Une étrange impression. Autour de lui, des gens blancs, aux cheveux bruns. Peut-être était-il arrivé en Italie, ou en Espagne, mais rien ne correspondait à ce qu’il avait imaginé de l’opulente Europe… L’année 2010 allait s’achever et Bayan Mahmud, Ghanéen de 15 ans, mit trois jours à comprendre qu’il avait débarqué chez sa cousine d’outre-Atlantique, l’Argentine. Ce jour de juin, il raconte la scène avec un air singulier, comme encore secoué, désorienté. Aux côtés de son agent, le jeune footballeur fait sa première visite à la France pour la sortie de son autobiographie, le Jeu du destin. La journaliste avec qui a il a écrit son histoire est également présente. Elle fait ce jour-là office de traductrice entre l’espagnol et le français… Tous les ingrédients de la « belle histoire » sont réunis. Un orphelin échappe par deux fois à un massacre ethnique, veut migrer vers l’Europe et se trompe de cargo, mais tout est bien qui finit bien puisqu’il est en passe de devenir une étoile du football dans le mythique club de Maradona. Ce n’est pourtant pas une jolie-histoire-réconfortante que l’on va raconter ici.

2005, Bawku, dans le nord-est du Ghana. Deux ethnies, les Kusasi, un groupe minoritaire de musulmans sunnites dont fait partie Bayan, et les Mamprusi, le peuple « historique » de la ville, cohabitent « chacun dans son quartier ». Une cohabitation émaillée de tensions, relativement récentes, autour de la chefferie et du contrôle des terres. Fils d’un guérisseur respecté et pieux, Bayan ne porte pas de scarification tribale, au nom de l’islam qui interdit de modifier le corps. C’est peut-être à cette absence de signe distinctif qu’il doit sa survie. Un jour, le gamin de 10 ans sort jouer au football avec son aîné, Muntala. Sans doute ont-ils emprunté à un gosse du village son ballon en lui promettant, comme à l’habitude, d’y faire attention. Soudain, on crie : « Partez ! Les Mamprusi sont dans le quartier ! » Course effrénée vers la maison où son frère découvre les corps sans vie de leurs parents, Fatima et Mahmud Musah.

Le premier père de substitution s’appelle Baba Yakubu. Il dirige l’orphelinat où ont vécu Bayan et Muntala. Un jour « d’août ou de septembre » 2010, alors qu’il joue - toujours - au football, les Mamprusi reviennent. Ils enlèvent Yakubu. Bayan s’échappe.

Rester au Ghana et survivre dans la misère ? Ou gagner l’Europe où est, dit-il, son avenir et risquer de mourir lors de la traversée ? Bayan Mahmud pose l’équation avec simplicité. Parfois, la réalité est binaire. Arrivé dans le sud du pays après sa fuite de l’orphelinat, il a entendu des histoires de clandestins jetés à la mer. Il se rappelle pourtant n’avoir guère hésité lorsqu’un docker à peine sorti de l’adolescence lui a parlé d’une cachette dans un cargo. La traversée dure « deux ou trois semaines » et, grâce à un marin qui se fait appeler « Captain », Bayan Mahmud ne meurt pas de faim. Souriant de sa naïveté, il se souvient n’avoir emporté que deux paquets de gâteaux, deux bouteilles d’eau et quelques poignées de gari (une semoule de manioc)… Difficile de dire si son récit est flou ou si ce garçon est juste très réservé.

A quoi pense-t-on, caché dans un réduit de quelques mètres carrés, sans personne à qui parler vingt-trois heures sur vingt-quatre ? A Allah, à ses parents et à son frère, répond Bayan Mahmud. « Je me sentais coupable d’avoir laissé mon frère, j’étais très inquiet pour lui. Je ne savais même pas s’il était vivant. » De ses parents, « très pratiquants », il a hérité la croyance qu’Allah veillera toujours sur lui. Qu’il lui doit sa « chance ».

La rencontre décisive se passe un samedi. Voilà quelques semaines que Bayan Mahmud a débarqué à Buenos Aires. Grâce à d’autres immigrés, sénégalais, ghanéens, avec qui il vit dans le quartier de Constitucíon, il a acquis un stock de montres qu’il vend à la sauvette. Ce samedi, donc, ilregarde les footballeurs du dimanche taquiner le cuir. On l’invite à rejoindre le terrain, son équipe gagne. Rendez-vous est pris pour la semaine suivante. Et la suivante. Jusqu’à ce que l’un des joueurs, Rudy Garcia, le présente aux recruteurs de Boca Juniors. Où il devient le premier Ghanéen à intégrer l’équipe B, au poste de latéral droit. « Ça a rendu fiers les autres Africains », sourit-il. Après deux ans d’enquête pour s’assurer que Mahmud n’était lié à aucun autre club, la Fifa l’autorise à jouer. Il entre donc à la Casa Amarilla où vivent les jeunes recrues. Et se fait vite repérer par Luis Loredo. Amateur de fêtes et de paillettes, cet expert en marketing digital s’improvise agent, envoie son poulain sur les plateaux télé, lui ouvre un compte Twitter, décroche un contrat avec Nike. « Un Noir à la télé, ce n’est pas commun en Argentine », fait remarquer Bayan Mahmud.

Rudy Garcia est le deuxième père de substitution. Avec sa femme Cristina et ses filles, Lorena et Ingrid, le joueur amateur invite Bayan Mahmud à dîner ou à passer le week-end chez eux. Ce nouvel entourage le soigne de ses maux tout en les ravivant : « La moindre scène familiale peut provoquer chez moi une infinie tristesse. »

On concédera tout de même une chose à la « belle histoire » : Bayan Mahmud a fini par retrouver son frère, resté à Accra, via Facebook - « J’ai mis du temps à en comprendre l’intérêt [des réseaux sociaux, ndlr]. » Il l’a fait venir en Argentine, dont il est citoyen depuis février. « Quand je l’ai eu au téléphone, j’avais peur de lui dire que je jouais à Boca, se souvient-il. Lui qui était meilleur que moi au foot aurait pu penser qu’il le méritait plus que moi. » Réunis, rêve-t-il, ils pourraient devenir les nouveaux frères Ayew. En attendant, il joue au foot la semaine et, n’ayant pas de contrat officiel avec Boca - qui lui verse 250 euros mensuels, soit 120 de moins que le salaire moyen - continue à vendre des montres le week-end.

Sur le racisme, son discours n’est pas très net. Tantôt il insiste : les Argentins accueillent bien les réfugiés. A So Foot, il a pourtant déclaré qu’il faudrait qu’un Africain soit son pire ennemi pour qu’il lui conseille de venir en Argentine. A nous, il jure que la France est plus accueillante pour les musulmans, qu’ici il a vu beaucoup de gens en djellaba sans que les passants ne tiquent. On hausse les sourcils, l’air dubitatif. Son agent se marre. Lui n’en démord pas : c’est en Europe qu’il sera heureux. Si le foot ne marche pas, il sait qu’il lui faudra un plan B. Alors il étudie au collège, même s’il accuse cinq ans de retard.

D’ici dix ans, il aimerait aussi se marier. Son regard se voile. Il évoque ses parents, les rires étouffés qu’il entendait, gamin, lorsque son père et sa mère s’enfermaient dans la cuisine. Il dit : « C’est à ça que doit ressembler l’amour. »

BAYAN MAHMUD EN 6 DATES :

  • 15 décembre 1994 Naissance à Bawku, Ghana.
  • 2005 Mort de ses parents dans un conflit ethnique.
  • Automne 2010 Arrivée à Buenos Aires et recrutement à Boca Juniors.
  • 1er janvier 2014 Son frère le rejoint à Buenos Aires. Février 2014 Obtient la nationalité argentine.
  • Juin 2014 Le Jeu du destin (éd. Michel Lafon)
  • Photo : Bayan Mahmud, footballeur, à Paris le 6 juin. (Photo Manuel Braun pour Libération )

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