"Le jour où Dieu est parti en voyage", de Philippe Van Leeuw

Publié le 17 juin 2013 sur OSIBouaké.org

Africulture - 30 septembre 2009 - par Olivier Barlet -

Encore un film sur le sujet ? Le 10ème anniversaire du génocide rwandais de 1994 avait donné lieu à une série de courts et longs métrages, fictions et documentaires. Pourtant… Les circonstances politiques et les relents coloniaux restent encore à explorer davantage, mais aussi et surtout les conditions de la réconciliation et l’interrogation de cet humain qui, en dépit de tous les progrès qu’il met en oeuvre, reste capable des pires atrocités.

Cette violence, le cinéma a beaucoup de mal à s’en saisir : la montrer fait du spectateur un voyeur qui en redemande, ne pas le faire fait craindre de trahir la nécessité du témoignage pour la conjurer. Nous nous sommes notamment étendus sur cette question au fur et à mesure de la sortie des longs métrages de fiction prenant le génocide pour sujet, ceux auxquels nous n’avions pas adhéré : 100 Days, Hôtel Rwanda et Shooting Dogs, et ceux que nous avions appréciés : Sometimes in April, Un dimanche à Kigali, Munyurangabo. Ce nouveau film est proposé par un chef opérateur, un homme de cinéma dont le métier est l’image. Sans doute cela motive-t-il le fait que le film est quasi entièrement silencieux. C’est incontestablement sa pertinence et sa force, car ce silence est celui des morts. Il est aussi celui de Dieu, comme le suggère le titre. Le génocide creuse un trou sans fond, une blessure immense en atteignant le sens même de l’existence humaine. Comme l’écrivait le Tchadien Nocky Djedanoum dans Nyamirambo !, nos "yeux gonflés d’insomnie implorent le vide" face au "marécage de la folie collective".

C’est bien dans le marécage qui borde un lac que doit se cacher Jacqueline dans Le jour où Dieu est parti en voyage, pour échapper aux tueurs sans merci. Dire le fil narratif ténu de ce film serait rompre ce silence, et le synopsis en dit déjà trop. Il importe juste ici de savoir qu’il porte sur le traumatisme et que la tension y est extrême. Comme l’écrivain guinéen Tierno Monenembo dans L’Aîné des orphelins ou le Tchadien Koulsy Lamko dans La Phalène des collines,* le film n’aborde pas frontalement le génocide, lequel est pourtant au centre de chaque image. Il traite directement du drame sans jamais le montrer, parce qu’il pointe combien il est dur de survivre lorsque la perte de ceux qu’on aime a démantelé son propre ego.

Nous ne sommes pas près d’oublier Jacqueline. Sans doute parce que Ruth Keza Nirere, qui n’a pas un rôle facile, l’interprète avec une impressionnante intensité. A l’instar du beau Wend Kuuni de Gaston Kaboré, nombre de films d’Afrique campent des personnages qui retrouvent la parole et c’est bien l’enjeu pour Jacqueline aussi. Dans son expérience de désolation, ce sera pour elle mission impossible, mais le film ne nous l’ôte pas. Il ne nous abat pas. Il nous laisse chancelants, atteints, mais pas désespérés ou sans voix.

Monenembo inscrivait en épigraphe de L’Aîné des orphelins une citation d’Edmond Rostand : "On tue un homme, on est assassin. On en tue des milliers, on est conquérant. On les tue tous, on est Dieu". C’est bien ce Dieu qui part en voyage le sujet du film. Car que l’on y croie ou pas, dans le contexte du Rwanda chrétien, Dieu signifie l’espoir de pouvoir aimer. C’est ce que le drame a enlevé à Jacqueline et qui fait qu’elle ne peut plus que jeter sa croix et vouloir détruire ce qui la ramène à la vie. Il lui faut poser un acte, et le paradoxe est qu’en le mettant en scène sans détour mais à juste distance, le film nous rend la parole qu’avec elle, nous avions perdue. Cet acte christique conjure la défaite de Dieu puisqu’il nous fait nous demander comment l’humain peut-il se croire ou se vouloir humain, et dans quel langage, dans quelle pensée. Son acte de liberté retrouvée face à ce qu’est devenu son village et qu’Hanna Arendt appelait à propos d’Eichmann "la banalité du mal" ouvre ainsi la sphère des possibles d’un avenir à construire hors des modèles qui ont conduit au drame. Sa décision suggère qu’en définitive, la vie des autres est inatteignable car la prendre ne suffit pas pour s’en protéger ou se l’approprier. Les morts ne sont pas morts : ils viennent, comme la phalène des collines, hanter le monde des vivants.

C’est ainsi que ce film vient aujourd’hui, 15 ans après, parce qu’il a fallu tous les précédents - livres, films, témoignages, gacacas (tribunaux populaires jugeant les bourreaux), débats - pour rendre possible la distance qu’il ose adopter pour se centrer sur l’essentiel. Sans doute est-il lui aussi une étape mais elle est d’importance, car, comme l’écrivait Jean Tardieu dans L’Honneur des poètes, "Puisque les morts ne peuvent plus se taire, est-ce aux vivants de garder leur silence ?"

* Ces trois livres d’auteurs africains cités font partie des dix livres produits à l’occasion de "Rwanda 2000 : écrire par devoir de mémoire", organisé à Kigali par Fest’Africa pour la mémoire du génocide de 1994. Africultures en a rendu compte par un numéro spécial : Rwanda 2000 : mémoires d’avenir (n°30, sept. 2000), qui peut être lu intégralement sur le site.

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