"Ouragan" de Laurent Gaudé. La Nouvelle Orléans par temps de catastrophe.

Publié le 4 janvier 2013 sur OSIBouaké.org

Biblioblog - 23 septembre 2010 - par Dédale -

Ouragan est le tout dernier roman de Laurent Gaudé. C’est aussi un roman orchestré comme un opéra. L’auteur offre de très beaux solos à des personnages emblématiques, pour ensuite les fondre dans un chœur où toutes les voix se mélangent, se répondent. C’est un véritable roman polyphonique, choral où les différents personnages se croisent, s’interpellent, s’affrontent. C’est violent et superbe à la fois.

L’ouragan Katerina arrive et attaque les côtes de la Nouvelles-Orléans. Les rares personnes qui n’ont pu être évacuées font ce qu’elles peuvent pour se protéger au mieux. Et tous sont perturbés. Les conflits sont encore plus exacerbés. La vieille Josephine Linc Steelson en a vu passer des ouragans, des tempêtes dans sa longue vie. Elle sent que celle-ci est une chienne, une affamée, une vicieuse, une méchante.

Josephine Linc. Steelson, steel pour cette femme forte comme l’acier alors qu’elle ne semble qu’une vieille négresse toute chenue. Elle parle comme l’Ernestine de Lyonel Trouillot dans Bicentenaire. « Moi, Josephine Linc Steelson, négresse depuis presque cent ans… » Cette vieille femme magnifique représente la mémoire, la résistance des Noirs face aux tourments de la vie, le racisme, l’oubli des blancs. Ces blancs qui les ont oublié dans la tempête. Elle s’exprime avec fermeté, presque à force d’incantations, comme une vieille prêtresse à qui on ne l’a fait pas. Toute vieille qu’elle est, elle ne quittera sa ville, que si, elle l’a décidé.

Il y a aussi, Keanu Burns. A la suite du décès de son copain Pete, il a quitté son job sur une des plate-formes pétrolières au large du golfe du Mexique. Il y a six ans, il avait tout abandonné pensant faire sa vie dans le pétrole. Il a laissé là Rose Peckerbye, celle qu’il tente de retrouver avant que Katerina ne l’en empêche. Va-t-il retrouver celle qu’il n’aurait jamais dû quitter, va-t-il réussir à se retrouver, lui, dans cette ville noyée sous les eaux ?

Et puis que dire du Révérend « avec son air d’inquisiteur en campagne » qui visite à Orleans Parish prison, ces Noirs enfermés là. Ce prêtre blanc au milieu de Noirs, pleins de « crime et de luxure » est emblématique du racisme presque viscéral de cette région des États-Unis. Ce révérend dont ne connaîtra pas le nom est le religieux dans toute son fanatisme, son horreur. Il vient là tous les mardi « pour ne pas oublier le visage du mal ». Face à lui, les prisonniers laissés enfermés par les gardiens. Ces derniers se sont sauvés face à la montée des eaux. Certains prisonniers comme Buckeley vont pourvoir s’échapper et goûter à nouveau un (trop court) temps de la liberté.

En phrases longues ponctuées de virgules, passant de la narration à la première personne à celle de la troisième en fonction des personnages mis en lumière, marquant ainsi les changements de personnages, L. Gaudé nous donne à suivre cette tranche de vie de ces naufragés. L’écriture est beaucoup plus en violence que dans les précédents romans. Il utilise un rythme beaucoup plus soutenu, empressé, virulent. Le sujet s’y prête forcément, voire même s’impose. Le style est adapté aux intempéries, aux drames qui se jouent dans la ville, dans les vies de ces êtres.

Tout cela pour signifier toute la violence faite aux hommes par cette vie soit disant moderne. Vie où les êtres ne sont rien ou si peu. Les personnages sont lucides sur leur sort, leurs envies profondes. Ils en se voilent pas la face. Sauf peut être le révérend, tellement plongé dans sa religion.

Il n’y a pas de dialogues dans Ouragan. Les paroles sont fondues dans le récit, comme si elles étaient mélangées par les vents de l’ouragan. Au fil des événements, les longues phrases du début se raccourcissent. Elles deviennent parfois répétitives. On ne peut manquer de rapprocher cette écriture avec celle employée pour Cris, le premier roman de l’auteur mettant en scènes des poilus sous le déluge des obus.

Un roman qui va crescendo à mesure que la violence de Katerina se déchaine, que les dangers s’abattent sur ceux qui n’ont pu évacuer. La haine, la montée des eaux, les alligators, les pillards, l’incurie des autorités qui ont pour la plus part désertées leur poste : Ouragan nous plonge dans un décor digne de l’apocalypse. Et comme les habitants de la Nouvelle-Orléans abandonnés aux fureurs des eaux, le lecteur est secoué à son tour par tout ce que Katerina et l’auteur toujours si plein d’humanité soulèvent comme interrogations.

C’est fort, violent, grand, superbe. A lire évidemment.

  • "Ouragan" de Laurent Gaudé, Éditions Actes Sud - 189 pages
  • Extrait :

« Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse pour quelque temps encore, me voici revenue chez moi et personne ne m’en délogera. La rue est vide. Le jeune policier ne repassera pas. Il a déjà dû recevoir d’autres ordres. Qui se soucie d’une vieille folle comme moi ? Ils m’ont oubliée. Ce pays est tout entier faire comme ça. Il en a toujours été ainsi. Toute la ville a foutu le camp et ils ont laissé derrière eux les nègres qui n’ont que leurs jambes pour courir parce que ceux-là, personne n’en veut. Nous allons rester là et advienne que pourra. Je n’ai pas peur. Je la sens qui vient. C’est bien. Les hommes détalent, ils ont tort. Ils devraient rester pour voir que leurs maisons ne sont rien, que leurs villes sont fragiles, que leurs voitures se retournent sous le vent. Ils devraient rester car tout ce qu’ils ont construit va être balayé. Il n’y aura plus d’argent, plus de commerce et d’activité. Nous ne sommes pas à l’échelle de ce qui va venir. le vent va souffler et il se moque de nous, ne nous sent même pas. Les fleuves déborderont et les arbres craqueront. Une colère qui nous dépasse va venir. C’est bien. Les hommes qui restent et verront cela seront meilleurs que les autres. Nous allons tout perdre. Nous allons nous accrocher à nos pauvres vies comme des insectes à la branche mais nous serons dans la vérité nue du monde. Le vent ne nous appartient pas. Ni les bayous. Ni la force du Mississippi. Tout cela nous tolère le plus souvent, mais parfois, comme aujourd’hui, il faut faire face à la colère du monde qui éructe. La nature n’en peut plus de notre présence, de sentir qu’on la perce, la fouille et la salit sans cesse. Elle se tord et se contracte avec rage. Moi, Josephine Linc. Steelson, pauvre négresse au milieu de la tempête, je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j’ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu’un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d’une petite existence. »


« Cette traversée du tragique peut représenter un voyage initiatique »

La Nouvelle-Orléans n’a pas oublié Katrina.

« Il y a cinq ans, l’événement m’a bouleversé comme tout le monde. J’ai eu envie de conserver les photos, articles... sans pour autant imaginer tout de suite en faire un livre. Mais j’y pressentais du tragique, du puissant. Avec le temps, la fiction est née, avec ses personnages, ses séquences, son écriture que j’ai voulue à la fois chorale et nerveuse. Katrina m’a particulièrement frappé pour deux raisons. L’ouragan s’est abattu sur la première puissance du monde qui, malgré sa richesse et ses moyens techniques, s’est retrouvée impuissante, empêtrée, face à ce déchaînement de la nature. Le roi était nu. De plus, le drame rappelait combien les Afro-Américains, pauvres et démunis, ont une fois encore été oubliés, comme dans un acte manqué collectif.

En tant que citoyen, un malheur pareil vous choque. En tant qu’écrivain, j’aime à croire que cette traversée du tragique peut représenter un voyage initiatique pour ceux qui la vivent, leur offrir un dénuement finalement précieux. Il y a cinq ans, il aurait été obscène de prétendre cela, mais, avec le recul du temps et celui de la fiction, cette dimension peut s’exprimer, à travers le roman, ses caractères, son écriture. J’ai bien entendu pensé à Faulkner, dans Les Palmiers sauvages, avec cette grande inondation qui ouvre à ses personnages - des prisonniers - un espace de liberté inattendu...

Ces catastrophes climatiques - comme actuellement ce qui se passe au Pakistan - sont, je le répète, du domaine du tragique. Tandis que la marée noire, par exemple, me semble un terrible accident dû à la bêtise humaine. Le ciel qui s’ouvre et la plate-forme pétrolière d’une multinationale qui fuie ne sont pas de même nature. »

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