« Ce n’est qu’à 12 ou 13 ans que j’ai compris qu’on m’avait coupé le clitoris »

Publié le 26 juin 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 26 juin 2012 - Recueilli par Kim Hullot-Guiot

Abi a 24 ans. Excisée à l’âge de 8 ans, elle a été opérée à 18 ans par le docteur Foldès, un urologue qui a mis au point une technique chirurgicale de réparation de l’anatomie vulvaire et du clitoris. Durant l’entretien téléphonique qu’elle nous a accordé, elle s’est racontée posément et a beaucoup ri, d’un grand rire sonore de jeune femme bien dans ses baskets.

« J’ai passé l’été 1996 au Mali avec ma famille, dans la maison de mon grand-père. Le 26 juillet au petit matin, très tôt, nous avons petit-déjeuné et, quand mon grand-père est parti au travail, ma tante nous a demandé, à mes deux petites sœurs et moi, de nous habiller avec les vêtements traditionnels. Dans la cour, plusieurs vieilles femmes sont arrivées. J’ai été la première à "passer à la boucherie".

« On m’a juste dit "Viens, on va te montrer quelque chose à la salle de bain, tu vas voir, ça va être bien, tu vas rigoler." Il faut savoir qu’au Mali, les salles de bain sont différentes de celles qu’on a en Occident : c’est une pièce avec un gros trou au milieu, pour les excréments. On a mis un tabouret à côté du trou, on m’a assise, et comme je suis assez grande, des femmes m’ont attrapé les mains et les pieds. J’ai vu une femme rentrer dans la pièce avec une lame de rasoir.

« Jusque-là, je ne savais pas ce qui allait se passer, on ne m’en avait jamais parlé. Là, les jambes écartées, j’ai compris qu’on allait me couper quelque chose mais je ne savais pas quoi. J’ai eu la "moins pire" des excisions : on m’a coupé la partie extérieure du clitoris, on m’a coupé une lèvre et on a soudé de sorte à ne laisser qu’un petit trou, pour l’urine et le sang. J’ai vu le sang qui coulait ; j’ai même cru mourir, j’ai fait trois hémorragies dans la journée.

« Après moi, ça a été au tour de mes petites sœurs, qui avaient sept et quatre ans. C’était le même schéma : on leur a fait croire que c’était une surprise. Je me rappelle encore leurs pleurs, leurs cris, c’était terrible, traumatisant.

« J’ai complètement oublié ce qui s’était passé, sûrement par traumatisme »

« Je ne sais pas si la décision de nous faire exciser, mes sœurs et moi, a été prise là-bas ou si c’était prévu à l’avance. En tout cas, mon autre petite sœur, née en 1998, n’a pas subi d’excision. C’est un événement tellement marquant que même si c’était il y a plus de dix ans, je m’en souviens aujourd’hui très bien. Je dis "aujourd’hui", parce que pendant quelques années, j’ai complètement oublié ce qui s’était passé, sûrement par traumatisme.

« C’est seulement autour de 12 ou 13 ans que je me suis rendue compte qu’il me manquait quelque chose. Je me découvrais peu à peu, à l’âge adolescent, et grâce aux cours d’éducation sexuelle, j’ai compris qu’on m’avait coupé le clitoris. J’en ai énormément voulu à mes parents, surtout à ma mère, car ils étaient censés nous protéger.

« J’ai eu un rapport difficile avec eux pendant toute mon adolescence, qui à part ça était une adolescence normale. Je savais que je n’étais pas comme les autres filles, je me demandais souvent en regardant les autres si certaines étaient comme moi, j’avais l’impression d’être seule. Je vivais une descente aux enfers.

« Je devais grandir et avancer »

« A mes 18 ans, j’ai vu un documentaire sur Arte qui parlait de l’opération de reconstruction. Je me suis renseignée, j’ai contacté le Gams (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles), qui orientait les jeunes filles dans ma situation. Et ça a été très difficile de me décider à me faire opérer, j’avais l’impression que ça ne changerait rien, même si c’était ce que je voulais.

« J’avais peur que mes parents le voient, le sentent, surtout que ma mère est très intuitive. Je me suis dit que j’allais marcher ou me comporter différemment, et je ne voulais pas que mes parents en prennent plein de la gueule, qu’on leur dise "ta fille est née en France, elle ose renier la culture qu’on lui a inculquée".

« A ma première visite chez le chirurgien, j’hésitais encore. Il m’a beaucoup rassurée, ce qui m’a désinhibée. L’opération était remboursée par la Sécu, et comme j’étais étudiante, le chirurgien m’a fait grâce de ses honoraires. Je me suis dit que, si je ne voulais pas rester bloquée sur mes 8 ans, je devais le faire, je devais oublier – même si c’est impossible – je devais grandir et avancer. J’ai beaucoup été aidée par mon petit ami de l’époque, et je me suis enfin décidée. L’opération s’est très bien passée, les douleurs postopératoires sont supportables. Ce qui est moins pratique, c’est de devoir laver la zone cinq fois par jour.

« Après l’opération, je ne pouvais pas avoir de rapport sexuel pendant deux mois. Quand nous avons repris l’activité sexuelle avec mon copain, au début je ne sentais rien, j’avais encore des douleurs. Le médecin m’avait dit qu’il fallait que je me masturbe pour éviter ces douleurs, mais comme je n’avais pas de clitoris avant je n’en avais pas du tout l’habitude ! Comme ça ne passait pas, j’ai décidé de le faire, je me masturbais autant que possible ! Et les douleurs sont passées.

« Vous avez été réparée physiquement mais pas psychologiquement »

« Il a fallu que je fasse un gros travail personnel, psychologique. Le chirurgien m’avait prévenue : "Vous avez été réparée physiquement mais pas psychologiquement". Quatre ans après mon opération, tout va bien. Je me sens beaucoup mieux, je n’ai plus du tout le même rapport aux autres ; avant je me comparais tout le temps, je me disais "qui voudrait d’une fille qui a subi ça ?". J’avais un vrai sentiment de honte, passez-moi l’expression mais je me sentais comme de la merde, pas comme une jeune fille normale, en construction.

« Avec mes parents, je n’en ai discuté que deux ans après, quand j’avais 20 ans. Et ça s’est très mal passé, je les ai traités de barbares. Ils pensaient que l’excision était une pratique ancestrale importante, qu’elle était inscrite dans la religion. Ma mère m’a dit :"On pensait que c’était pour votre bien". Mais ce n’est pas à eux d’avoir le contrôle sur notre corps, notre sexualité. On s’est d’abord disputés, la sexualité est très taboue chez nous, et ma mère a très mal perçu le fait que j’en parle. Nous avons pu en discuter plus posément ensuite, et ma mère n’a pas mal pris que je me sois fait opérer.

« Quant à mes sœurs, elles hésitent encore à subir cette intervention. Elles ont vu que j’avais changé, que j’avais retrouvé confiance en moi, ça leur donne envie, je crois. Aux filles qui hésitent, je dirais de prendre confiance en elles, d’arrêter d’avoir honte. C’est là la clé. Si elles veulent avoir une sexualité épanouie, elles ne doivent pas hésiter. »

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