Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?

Publié le 30 juin 2013 sur OSIBouaké.org

Télérama - Le 28/04/2012 - Nathalie Crom - Telerama n° 3250

L’auteur anglaise décrit une enfance soumise à la tyrannie d’une mère morbide. Les mots sont apaisés mais disent sans détour la nécessité de s’émanciper.

Dickens n’aurait sans doute pas renié un tel personnage. Une femme immense et sonore. Une femme « pas à la bonne échelle, plus vaste que nature », rappelant « les contes de fées où les proportions sont approximatives et instables ». Il s’agit de Mrs Winterson, la mère de l’auteur. Cent vingt kilos d’autorité fantasque et brutale, « une femme qui passait ses nuits à faire des gâteaux pour ne pas avoir à dormir dans le même lit que mon père. Une femme qui avait une descente d’organes, une thyroïde ­déficiente, un coeur hypertrophié, une jambe ulcéreuse jamais guérie, et deux dentiers — un mat pour tous les jours et un perlé pour les grands jours ». Dressant ce portrait de sa mère en préambule à ce récit d’enfance, l’Anglaise Jeanette Winterson donne le la, pose d’emblée le ton sur lequel va se dérouler sa longue confidence très peu conventionnelle : âpreté, crudité, truculence, ironie non pas douce mais souvent cruelle et cassante. Le tout mâtiné d’une sorte de tendresse essorée de toute sentimentalité, de toute molle complaisance — comme une indulgence, un sentiment de miséricorde qui a pris le pas sur la colère, l’amertume et la haine.

« Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? » déclara en toute simplicité Mrs Winterson, un jour où sa fille de 16 ans lui exprimait son aspiration au bonheur. C’était il n’y a pas si longtemps, dans l’Angleterre des ­années 1970. A Accrington, petite ville industrieuse du nord du pays, dont l’unique titre de gloire fut longtemps la fabrication de briques d’une solidité si exceptionnelle que New York, la métropole verticale, en avait importé en masse à l’époque où se construisaient ses plus fameux gratte-ciel. C’est là que grandit Jeanette Winterson, née en 1959, fille adoptive d’une virago gavée de religiosité masochiste — Dieu est pardon, certes, « mais chez nous, Dieu était celui de l’Ancien Testament et il n’y avait pas de pardon sans une grande dose de sacrifice ». Mrs Winterson n’attendait rien de moins que l’Apocalypse, l’appelant chaque jour de ses voeux. Mrs Winterson se languissait de la tombe, faisant vivre à ses proches l’enfer sur terre, en attendant.

Pourtant, davantage qu’une enfance malheureuse, c’est une émancipation que raconte Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? C’est là toute la beauté saisissante de ces Mémoires graves, mais tout sauf apitoyés, que de s’offrir à lire comme un grand ­récit profondément vivant, un bréviaire pour la liberté de penser et d’aimer. Un itinéraire intellectuel, spirituel et affectif, dans lequel la souffrance infligée, les humiliations et les brimades ne sont ni minorées ni sottement exaltées. Elles ont un poids — « autrefois, j’abritais une colère si énorme qu’elle aurait pu remplir n’importe quelle maison » —, elles génèrent le chagrin et le doute, elles firent trébucher Jeanette Winterson plus d’une fois, mais jamais elles ne parvinrent à entraver l’élan vers une vie meilleure, une vie nouvelle.

La littérature et la sexualité occupent, dans ce récit d’apprentissage, une large place. Elles furent, pour la jeune fille, les deux portes d’accès à la liberté — pour sa mère, deux chemins à bannir. « Quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, [...] ou tout autre argument étrange et stupide qu’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile — et c’est ce qu’offre la poésie », note aujourd’hui l’auteur. Déjà, l’adolescente lisait en cachette : Jane Austen, T.S. Eliot, Coleridge et Shakespeare — la mère détruisit la modeste bibliothèque dissimulée sous un matelas lors d’un sinistre autodafé domestique. Elle était sexuellement attirée par les femmes — pour chasser ces infects instincts, c’est à un authentique exorcisme qu’elle fut soumise. Mais ces châtiments médiévaux n’y firent rien : Jeanette Winterson prit un jour la fuite, laissa derrière elle Accrington pour étudier à Oxford, devint une écrivaine connue et reconnue [1] , assuma son homosexualité dans sa vie comme dans ses livres.

Le premier d’entre eux, paru en 1985, raconte peu ou prou la même histoire que ce nouvel opus. Les oranges ne sont pas les seuls fruits, aujourd’hui réédité, est la version romanesque de Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?. Le second a plus de force, une ampleur chronologique plus grande — il inclut notamment le récit des retrouvailles de l’auteur avec sa mère biologique, il y a tout juste quatre ans. Mais surtout la dimension médi­tative y est omniprésente. C’est cette réflexion protéiforme sur l’enfance, sur les origines, sur l’amour et le temps, qui, au-delà de l’énoncé des faits biographiques, donne au récit son épaisseur, sa belle et universelle valeur. Un prix qui a trait à la sincérité, au pardon, à la confiance. Osons le mot : à la foi en une possible rédemption. « On peut revenir en arrière. On peut reprendre les choses là où on les a laissées. On peut réparer ce que d’autres ont brisé. On peut parler avec les morts. »


  • "Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?" | Why be happy when you could be normal ? Traduit de l’anglais par Céline Leroy | Ed. de l’Olivier | 276 p., 21 € | En librairie le 3 mai 2012.
  • "Les Oranges ne sont pas les seuls fruits" | Réédition. Ed. de l’Olivier, 238 p., 18 €. Edition originale en français 1991.

  • Quatrième de couverture : Étrange question, à laquelle Jeanette Winterson répond en menant une existence en forme de combat. Dès l’enfance, il faut lutter : contre une mère adoptive sévère, qui s’aime peu et ne sait pas aimer. Contre les diktats religieux ou sociaux. Et pour trouver sa voie.

Ce livre est une autobiographie guidée par la fantaisie et la férocité, mais c’est surtout l’histoire d’une quête, celle du bonheur. « La vie est faite de couches, elle est fluide, mouvante, fragmentaire », dit Jeanette Winterson. Pour cette petite fille surdouée issue du prolétariat de Manchester, l’écriture est d’abord ce qui sauve. En racontant son histoire, Jeanette Winterson adresse un signe fraternel à toutes celles - et à tous ceux - pour qui la liberté est à conquérir.

  • Extraits : « En fait, il n’y a que trois dénouements possibles - n’est-ce pas ? - pour une histoire : la vengeance, la tragédie ou le pardon. C’est tout. Les histoires se dénouent toutes ainsi. Je n’en connais aucune qui ne suive pas ce modèle [...]. J’ai remarqué que pour moi le pardon était important. J’ai eu une vie assez mouvementée. Je savais que mes parents ne me pardonneraient jamais ce que j’avais fait, mais il est venu un moment où je devais leur pardonner. C’est un choix que j’ai fait, sachant qu’il n’y aurait pas de réciproque, et ne désirant peut-être pas qu’il y en ait. »

« Quand ma mère se fâchait contre moi, ce qui lui arrivait souvent, elle disait : « Le Diable nous a dirigés vers le mauvais berceau. » L’image de Satan prenant congé de la guerre froide et du maccarthysme le temps de faire un crochet par Manchester en 1960 – but de la visite : duper Mrs Winterson – est théâtralement truculente. Ma mère elle-même était une dépressive truculente ; une femme qui cachait un revolver dans un tiroir à chiffons et les balles dans une boîte de produit nettoyant Pledge. Une femme qui passait ses nuits à faire des gâteaux pour ne pas avoir à dormir dans le même lit que mon père. Une femme qui avait une descente d’organes, une thyroïde déficiente, un coeur hypertrophié, une jambe ulcéreuse jamais guérie, et deux dentiers – un mat pour tous les jours et un perlé pour les « grands jours ». »


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[1] Lire notamment, chez Plon, Ecrit sur le corps (1993), Le Sexe des cerises (1995), et, chez Melville, Garder la flamme (2006).