Au Liberia, l’effroi en embuscade

Un point sur la situation politique au Liberia

Publié le 30 juillet 2008 sur OSIBouaké.org

Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 18/03/2008

Frédérique Drogoul, médecin psychiatre, emménage sur Rue89. Elle initie son blog Turbulences par une série consacrée aux enfants soldats du Liberia dont elle a coordonné l’organisation de la prise en charge à partir de 2004. Dans ce premier article, elle expose la situation politique de ce pays ravagé par la guerre. Ses prochaines contributions détailleront son travail de terrain, à Gbanka, auprès des mineurs autrefois enrôlés par les milices.

« An uncivil war », pour reprendre le titre d’un reportage de la BBC en 2003. Telle est la guerre dans laquelle le Liberia a été plongé pendant plus de quinze ans. Une guerre abominable comme elles le sont toutes, embrasant l’Afrique de l’ouest (la Sierra Leone surtout, mais aussi l’Ouest de la côte d’Ivoire), et qui a pris fin lorsqu’à été déployé, au printemps 2003, le plus important contingent de forces de paix des Nations unies (16000 casques bleus).

A plus d’un titre, la guerre au Libéria restera emblématique. Ne serait-ce que parce que Charles Taylor, chef de guerre devenu président du Libéria avant son exil au Nigeria en août 2003, est le premier ancien dirigeant d’un pays africain à être traduit devant un tribunal international pour crimes de guerre. Il est aussi le premier inculpé poursuivi pour avoir enrôlé des mineurs de moins de quinze ans. Le signal est fort : une époque, celle de l’exil doré des tyrans, prend fin.

D’autant plus que Charles Taylor est jugé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone pour son implication dans la guerre qui a aussi ravagé ce pays voisin. Son procès a repris en janvier 2008, entre Free Town et La Haye, où il a été emprisonné afin de préserver le calme précaire dans son pays.

Car au Libéria, la priorité politique des Nations unies a été celle des élections présidentielles de novembre 2005, qui ont conduit au pouvoir (et c’est heureux) la première femme chef d’Etat en Afrique, Ellen Sirleaf Johnson.

Dans un pays ruiné, où tout est à reconstruire, la commission libérienne de vérité et réconciliation, qui a peiné à s’organiser, a commencé les auditions publiques en janvier 2008. Les poursuites pénales contre les responsables de la guerre ne sont pas à l’ordre du jour, même s’il est prévu qu’elles fassent partie des recommandations finales de la commission (dans plus d’un an). Au Liberia, les chefs de guerre circulent encore en liberté, mais avec (un peu) moins d’arrogance. Et l’un des plus sinistres, Prince Johnson, siège toujours au parlement...

Emblématique aussi, le devenir de la première république d’Afrique fondée en 1847 par les anciens esclaves revenus des Etats-Unis. Seule enclave de protectorat américain sur le continent africain, le Liberia est devenu peu à peu une zone franche singulière, un pays d’apartheid (les Congos reproduisant la ségrégation dont ils avaient été victimes), pour finir dans une dérive mafieuse. Les trafics de diamants et de métaux précieux, d’armes et de drogues (la route de la cocaïne colombienne s’est réorganisée en Afrique de l’Ouest) obéissent à des logiques marchandes mondialisées, certes plus occultes et incontrôlables que d’autres, mais qui sont rarement explorées, interrogées et dénoncées. Le rêve américain a tourné au cauchemar, comme dans les films « gore » exportés par cette culture. Sauf qu’au Liberia, tout y est devenu réel, et le paravent de la « sauvage guerre interethnique » est encore plus improbable qu’ailleurs.

Emblématique surtout, l’utilisation des enfants soldats. Revendiqué, macabrement organisé, exporté en Sierra Leone, le recrutement des enfants soldats libériens a été massif, pratiqué par toutes les factions armées. Comme la guerre basculait peu à peu dans le non-sens et l’horreur, le Liberia était parcouru par des hordes de très jeunes gens, pillant et martyrisant les civils, ivres de drogues et de mort. Plus qu’ailleurs, les enfants soldats du Liberia ont été poussés aux pires paroxysmes de violence et de déshumanisation, la leur et celle de leurs victimes. Taylor vantait ouvertement les mérites de ses « Small Boy Units », des garçons âgés de huit à douze ans, délibérément recrutés car plus malléables pour commettre l’indicible, et prêts à mourir pour lui.

A mon arrivée fin 2004, dans le conté de Bong, les armes se sont tues, le pays est quadrillé par les forces de maintien de la paix, des contingents de casques bleus venus du monde entier. Dans le Bong, de placides Bangladeshi tiennent les barrages routiers.

La phase de « post conflit » qui semble s’amorcer est encore volatile et incertaine. Après la fuite de Charles Taylor au Nigeria, le pouvoir gouvernemental s’est partagé entre des chefs de guerre corrompus et incompétents. Le DDRR (« désarmement, démobilisation, réintégration et réinsertion), programme mis en place un an auparavant, restaure un équilibre social incomplet (on estime qu’un tiers des armes n’ont pas été récupérées) et faussé, puisque les ex-combattants (mineurs compris) sont les seuls à avoir bénéficié de subsides conséquents. Au Liberia, la paix a été achetée, mais pouvait-il en être autrement ?

L’atmosphère est lourde, pesante. L’inquiétude se lit partout. Devant la clinique de Gbanrga, la file des consultantes s’étire. Des femmes silencieuses, le regard baissé. Même les enfants sont calmes. Pour qui connait l’Afrique en paix, le contraste est saisissant.

« Il s’est passé tant de choses, l’esprit n’est pas en paix... » Avec le volet santé mentale, dont il sera question dans un prochain article, nous sommes en permanence confrontés à l’empreinte d’une guerre civile dans laquelle la population a été massivement otage des factions armées et entraînée dans des transgressions inouïes, comme victime, témoin ou acteur contraint. La notion même de traumatisme psychique semble inadaptée, tant les repères sociaux et surtout culturels de toute une société ont été déconstruits.

Dans le village de Gbacon, ce sont les femmes traditionnelles, réunies autour de la « Chair Lady », qui vont nous aider à comprendre l’effroi des civils, mais à mesurer aussi l’extraordinaire force de vie, détermination et courage mêlés, qui les poussent à sortir du cauchemar. Pour la première fois depuis plus de dix ans, ces femmes vont danser et chanter ensemble, renouant avec des traditions et une fonction sociale délibérément ciblées et écrasées pendant les années de guerre.

Quatre ans plus tard, la paix semble consolidée au Libéria, et la vie est revenue, peu à peu. Les ex-combattants, que l’on repérait si facilement, avec leurs postures encore pleines d’arrogance, leurs motos flambant neuf, leurs bandanas et leurs lunettes noires, semblent s’être dilués dans la foule joyeuse et bigarrée qui circule à présent dans les rues animées de la ville. Les nouvelles églises prolifèrent et nombre d’anciens combattants ont trouvé avec le mouvement « born again » de quoi effacer leurs crimes.

Le pays est certes misérable, le taux de chômage est effrayant, les infrastructures peinent à se reconstruire, l’aide internationale consacrée au développement tarde, mais les armes se sont tues. Une pensée reconnaissante pour ces femmes âgées, qui nous ont transmis un peu de leur sagesse, et une bonne part de leur optimisme : leur courage et leurs espoirs ont eu raison de l’effroi.

► Allah n’est pas obligé de Ahmadou Kourouma - éd. Seuil, coll. Points - 223p., 7,50€. ► American Darling de Russell Banks - éd. Actes Sud, coll. Babel - 570p., 10,50€. ► Lire aussi la note de lecture sur « The Mask of Anarchy », de Stephen Ellis, magistral travail de recherche.

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