Le Brésil, bon élève turbulent de la lutte antisida

Des nouvelles du bras de fer génériqueurs/firmes

Publié le 29 avril 2005 sur OSIBouaké.org

Profitant du 1er Forum Pôle Amériques du Réseau international des Instituts Pasteur qu’il accueillait à Rio, le président de la Fiocruz, principal organisme de recherche et de production de médicaments d’Amérique latine, a annoncé que son pays s’apprête à copier trois médicaments antisida sans l’accord des laboratoires qui en détiennent les brevets. C’est le dernier épisode en date d’un bras de fer engagé depuis dix ans et qui a permis, jusqu’à présent, au pays le plus exposé d’Amérique latine de déjouer les pronostics d’une explosion épidémique à l’africaine.

FACE AUX REPRESENTANTS du 1er Forum Pôle Amériques du Réseau international des instituts Pasteur (Riip), le Dr Paulo Marchiori Buss, président de la Fondation Oswaldo Cruz (Fiocruz), rompt soudain avec le ton académiques des grands congrès scientifiques. « Le président Lula va l’annoncer officiellement au mois de mai, à Genève, devant l’Organisation mondiale de la santé, mais je vous le dis dès aujourd’hui, tonne-t-il, frappant le pupitre du poing, la négociation entre le Brésil et les laboratoires américains est rompue. Ils ont refusé de baisser les prix. Nous allons donc copier trois médicaments antirétroviraux*. La santé de la population brésilienne vaut beaucoup plus que celle des multinationales ! Si les labos ne sont pas raisonnables, nous ne le serons pas non plus, un point c’est tout ! »

Les arcanes de la diplomatie scientifique.

« Il est trop tôt encore pour parler d’un clash pur et simple, commente pour "le Quotidien" le Dr Carlos Morel, coordinateur scientifique de la Fiocruz. Les laboratoires concernés ont toujours la possibilité de faire des contre-propositions. » Rompu aux arcanes de la diplomatie scientifique et industrielle pour avoir été cinq ans à Genève comme directeur de l’OMS  , ce spécialiste des maladies tropicales a personnellement vécu plus d’un épisode critique de la négociation entre pays du Nord et pays du Sud autour du génériquage des molécules antisida. « La première, se souvient-il, remonte à 1996, l’année de la signature des accords Trips sur la propriété intellectuelle. Le Brésil a tout de suite fait partie des Etats signataires, ce qui ne l’a pas empêché de s’empresser de copier les molécules commercialisées avant l’accord, en toute légitimité, puisque les accords n’avaient pas prévu de clauses d’antériorité. L’année suivante, les journaux annonçaient que nous allions casser les brevets et copier de nouveaux médicaments. Aussitôt, le P-DG d’un puissant laboratoire prenait son avion pour venir nous menacer. Mais comme il s’est vite rendu compte que nous ne bluffions pas, il a revu son prix à la baisse de 50 %. Et on a échappé à la rupture des accords Trips. » Ainsi procède depuis dix ans le Brésil.

Pour justifier la vente des mêmes molécules à des prix différents selon les pays et leur situation économique, il excipe notamment d’un argument « aéronautique » : dans un avion, tout le monde ne paye pas le même tarif, il y a place à bord pour différentes classes. Dont acte. Car le raisonnement se fonde sur une performance technologique : « Le Brésil n’est pas un petit pays, souligne le Dr Morel, dans le bras de fer engagé avec les puissances occidentales, il dispose de moyens industriels performants. » C’est ainsi qu’il est le seul pays émergent à avoir développé sa propre biotechnologie des traitements antisida ; et il a commencé à la transférer à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Chaque année, ce sont 400 millions de dollars qui sont économisés en produisant sept génériques antirétroviraux. Et bientôt dix, avec ou sans l’autorisation des titulaires des brevets. Mais les spécialistes pasteuriens présents à Rio s’accordent à pronostiquer, au final, la conclusion d’un accord qui sauvegardera les formes : le Brésil n’est pas un pays pirate, ni les laboratoires des financiers aveuglés par leurs marges. Et les valeurs pasteuriennes chères au Riip sont sauves, qui, comme le souligne Michèle Boccoz, directeur des Affaires internationales à l’institut Pasteur, « veillent, même sur la corde raide des négociations, au respect commercial qui conditionnent le financement de la recherche ».

Le Brésil n’est pas une deuxième Afrique.

La méthode brésilienne a fait ses preuves. Le pays le plus exposé de l’Amérique latine à l’épidémie de sida   n’est pas une deuxième Afrique, contrairement à l’alerte lancée en 1990 par l’OMS  . A l’époque, « la liberté de comportement » des Brésiliens, pour reprendre la formule d’une chercheuse de la Fiocruz, Marisa Morgado, faisait craindre le pire. « La prise de conscience a été générale dès les années 1980, se souvient le Dr Morel, avec la contamination de plusieurs hémophiles très connus du grand public. La lutte s’est engagée ensuite sur tous les terrains, la prévention, la production des traitements et le suivi gratuit des personnes contaminées. Résultat : la courbe de progression du VIH   a été brisée net. Entre 1995 et 1999, la mortalité due au sida   a été diminuée de 54 % ». Au lieu de 1 200 000 séropositifs attendus par la Banque mondiale pour l’an 2000, les derniers chiffres officiels font état de 600 000 personnes contaminées, avec 150 000 malades sous trithérapie. Ces patients sont identifiés sur un fichier national qui leur permet de se procurer gratuitement leur traitement. Dans le même temps, la loi a instauré des tests de diagnostic obligatoires sur les prélèvements sanguins. « Ici, insiste le Dr Morel, tous les acteurs, politiques, sociaux et religieux jouent le jeu. C’est la condition de notre succès. » La recherche n’est pas en reste. Formée à Pasteur au début des années 1980, à l’époque du Pr Luc Montagnier, Marisa Morgado dirige le laboratoire sida   de la Fiocruz depuis une quinzaine d’années. « Via le Riip, mais aussi l’Inrs, en collaboration avec des équipes de la Pitié (Brigitte Otran) et de Cochin (Jean-Louis Girard), nous travaillons beaucoup sur les coinfections avec des maladies tropicales comme la leishmaniose ou la maladie de Chagas, qui augmentent la charge virale et nous ont fait craindre un risque épidémique accru. Cette collaboration internationale nous permet de comparer les infections selon les variabilités génétique et immunologique. » Membre de la Commission nationale du sida  , l’immunologiste de Rio se déclare convaincue que le vaccin ne pourra être élaboré qu’en travaillant sur les différents peptides et les différentes souches qui prédominent selon les régions du monde. La coopération multilatérale est par conséquent la clé du succès, pronostique-t-elle, en fustigeant au passage l’hégémonisme des équipes américaines soumises à d’intenses pressions pour présenter des résultats rapides. « En 1990, l’OMS   annonçait un vaccin dans les cinq ans. Quinze ans après, nous savons comment les individus montent des réponses immunitaires variables, mais nous ne savons toujours pas comment les protéger. D’où l’enjeu, face à une maladie devenue chronique, des brevets sur les trithérapies. »

Le coup de gueule du Dr Buss, en prélude à la montée au créneau du président Lula, est d’autant plus véhément que si le Brésil a gagné des points indéniables contre l’épidémie, le combat continue : avec une nouvelle souche prédominante de type C, comme en Afrique (au lieu des souches B et F rencontrées généralement en Amérique latine), l’épidémie est toujours en phase ascendante dans le sud du pays.

Christian DELAHAYE

* Ritonavir, tenofovir, efavirenz

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