Afrique du Sud / Lettre circulaire n°19 de Philippe Denis

Philippe Denis est prêtre, il vit en Afrique du Sud et nous parle de ses orphelins et de leur vie fracturée par le VIH

Publié le 24 avril 2005 sur OSIBouaké.org

Pietermaritzburg, 18 avril 2004

A mes parents, amis et collègues d’Europe et d’ailleurs,

Plusieurs lecteurs de mes lettres circulaires m’ont engagé, lors d’un récent retour en Europe, à reprendre la plume. Mon silence a diverses raisons. La principale est mon changement d’état de vie. Tout en demeurant membre de la communauté dominicaine de Pietermaritzburg et en bénéficiant de son soutien, j’élève désormais cinq enfants abandonnés et orphelins avec qui je réside. Avant de vous envoyer une nouvelle lettre je souhaitais laisser couler un peu d’eau sous les ponts de la Msunduzi River. Une autre raison a été la rédaction du Temps du voyage, le récit de ma traversée de l’Afrique en taxi-brousse il y a six ans. Publié aux Éditions du Cerf, l’ouvrage est sorti en décembre dernier. Certains d’entre vous l’ont lu. D’une certaine manière, ce livre tenait lieu de lettre circulaire. Si vous le lisez bien, vous comprendrez pourquoi j’ai laissé des enfants bousculer ma vie. Qu’il soit pour vous aussi une invitation au voyage.

Le dixième anniversaire de l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud constitue une moment opportun pour reprendre contact. Ma lettre circulaire n°10, écrite au lendemain des premières élections démocratiques de l’histoire du pays, vous faisait part de l’impression qu’avait alors faite sur moi cet événement extraordinaire. Dix ans plus tard, où en sommes nous ?

Un vendredi saint en Afrique du Sud

Mon cœur est partagé alors que j’écris ces lignes. Je viens d’écouter à la télévision le discours du président Mbeki commentant l’annonce des résultats des élections législatives. Il relevait à bon droit l’absence de violence politique lors de la consultation, un signe de la maturité du peuple sud-africain. L’écrasante majorité de l’African National Congress - près de 70% - peut-être interprétée de diverses manières, j’y reviendrai plus loin. Mais on ne peut qu’être frappé par la popularité du gouvernement sud-africain. Personne ne souhaite revenir en arriver. Dans l’ensemble, le pays va bien.

Mais il y a Nkululeko. Nkululeko est - ou plutôt était - un enfant de onze ans résidant dans un orphelinat de Pietermaritzburg, celui-là même où se trouvait Sibusiso jusqu’à ce que je l’adopte il y a deux ans. Nkuleleko était un bon élève, un fait plutôt rare pour un enfant placé. Il est mort le 9 avril, jour du vendredi saint, après avoir lutté quatre mois contre la maladie. Personne n’en parle, mais je tiens de bonne source qu’il était séropositif. Quand une personne jeune meurt de maladie en Afrique du Sud, on ne dit jamais qu’il souffrait du sida   mais tout le monde sait à quoi s’en tenir. Le 2 avril, nous avons fêté le douzième anniversaire de mon fils Sibusiso qui, lui aussi, est séropositif. A la différence de Nkululeko, il bénéficie d’un traitement antirétroviral depuis trois ans. Sa charge virale est très basse et il n’a pas d’effets secondaires. La mort de Nkuleleko l’a affecté bien évidemment, même si je ne lui ai pas dit que son copain était mort du sida  . Il vit relativement bien sa séropositivité, mais ce n’est pas une raison pour alourdir son fardeau. Il m’a accompagné à l’enterrement, puis est allé jouer avec ses anciens petits frères du village SOS. Mais la nuit suivante il était en émoi. Il a fallu beaucoup de temps pour le consoler.

Siyabonga, un autre de mes enfants, a aussi participé à l’enterrement. Il jouait au football avec Nkuleleko. Peu avant Pâques, il m’a parlé des cauchemars que causait en lui le souvenir de Siphamandla, un enfant abandonné qui a grandi avec lui et est mort à dix-sept ans d’une maladie dont on n’a pas non plus dit le nom. Nous avons décidé d’afficher la photo de Siphamandla sur le mur du salon. S’il n’était pas mort, je l’aurais pris avec moi comme les autres. Nous pensons souvent à lui. Je crois pouvoir dire que sa mort, prématurée, injuste, scandaleuse, est une des raisons qui m’a poussé à accueillir les enfants. Face au sida   comme à beaucoup d’autres choses, les pauvres - comme l’était Siphamandla dans un orphelinat démuni du Zululand - sont toujours désavantagés.

Bafana, dont la maman est morte du sida   il y a cinq ans, m’a demandé de venir à l’enterrement. Il m’a assuré qu’il ne pleurerait pas. J’ai refusé car il connaissait peu Nkuleluko. Pour un enfant de son âge, il a vu assez de morts : cinq, nous les avons comptés.

On ne sait pas par quels chemins le VIH   est entré en Afrique du Sud. Mineurs malawiens ou soldats sud-africains revenus d’Angola, peu importe. A l’hôpital d’Edendale, - où tous mes enfants à l’exception de Bafana ont été recueillis, - le premier cas de sida   a été diagnostiqué en 1987. Depuis, la maladie n’a cessé de progresser. Au début, on pouvait la tenir à distance. Un tel est mort, mais je ne le connaissais pas très bien. Oui, il y a aussi celui-là... Aujourd’hui, la mort frappe près de vous, de plus en plus près. Et si ce n’est pas la mort, c’est la peur de la mort. Il y a un mois, le mari de l’éducatrice qui m’aide à élever les enfants est tombé malade. C’était pourtant un homme en excellente santé, excellent sportif. On parle maintenant de tuberculose. Sa femme m’assure que ce n’est pas le sida  . Mais comment ne pas y penser ? Bafana, qui a vu mourir sa maman et son petit frère, a fait le lien tout de suite.

Un jour de l’année passée, Nozipho, une jeune femme que j’ai connue à l’hôpital d’Edendale quand elle était enfant et que je soutiens depuis plusieurs années, s’est plainte de maux de tête. Je lui ai suggéré de faire un test, question d’avoir la conscience tranquille. Je ne pensais pas qu’elle était séropositive. Hélas, je me trompais. Heureusement, elle est asymptomatique et avec un peu de chance les médicaments antirétroviraux seront disponibles dans les hôpitaux publics quand elle en aura besoin. Mais aura-t-elle la discipline, comme je l’ai pour Sibusiso, de prendre ses pilules absolument tous les jours, sans jamais se tromper ? Je n’en suis pas sûr. Si les médicaments ne sont pas pris régulièrement, le virus devient résistant. Pour le patient et les personnes avec qui il ou elle a des relations sexuelles, tout espoir de survie est interdit.

Me voici donc avec trois enfants (ou enfants devenus grands) directement affectés par la maladie : Sibusiso et Nosipho, séropositifs, et Bafana, orphelin du sida  . Mais ce n’est pas tout. A intervalles réguliers, Bongani a des doutes et il demande à faire un test. Il nous rend visite tous les samedis. Jusqu’il y a peu il habitait notre maison, mais maintenant il a une chambre en ville. Enfant abandonné, il a un passé d’enfant de la rue. A ce jour, il a été testé trois fois. Touchons du bois : il est toujours séronégatif. Je sais qu’il a beaucoup de petites amies. Bien qu’informé du risque, il n’utilise pas le préservatif.

Il y a aussi Vusi, que l’on surnomme VS. C’est un autre de mes enfants. Lui aussi vient de me demander de faire un test. Il a dix-neuf ans. Il me garantit qu’il n’a “rien fait de mal”. Le problème n’est pas l de toute façon. C’est un garçon anxieux. Il a besoin d’être rassuré. Nous irons faire un test la semaine prochaine.

Pour terminer la série, venons-en maintenant à Ayanda. Issue d’une famille abusive, elle aussi est sous ma garde, mais elle ne réside pas sous mon toit. Elle a dix-sept ans. En novembre dernier, la nouvelle est tombée : elle était enceinte. Voilà qui ne simplifie pas la programmation de ses études. Heureusement, une fois n’est pas coutume, la famille du garçon semble prête à prendre ses responsabilités et s’occupera de l’enfant. L’ombre du sida   plane aussi sur Ayanda et son copain mais, grâce à Dieu, le test était négatif. Elle a provisoirement interrompu le lycée. L’école où elle étudiait l’an passé, dans un township proche de Pietermaritzburg, comptait environ sept cents élèves, à peu près également répartis entre garçons et filles. Quand j’ai annoncé au professeur de math d’Ayanda qu’elle était enceinte (en fait, elle l’avait deviné), elle m’a dit que ma fille était la vingt-huitième de l’école. En une année ! Cela donne une idée du succès des campagnes pour le préservatif dans une province où 36% des personnes sexuellement actives sont séropositives.

Vivre avec le sida  

Mis bout à bout ces épisodes pourraient donner l’impression que nous vivons dans une atmosphère morbide, entièrement dominée par la pensée du sida  . Rien n’est plus faux. La vie continue. Nous faisons des fêtes et prenons des vacances, les dernières dans une maison près de la mer au sud de Durban. On vit avec le sida   comme on vit avec la guerre. On tâche de passer entre les gouttes. De temps en temps, Siyabonga, qui fréquente une école zouloue, me demande deux rands (25 eurocentimes) pour l’enterrement d’un des élèves de sa classe. Je lui donne l’argent et on passe à autre chose. Toutes les familles africaines font ainsi. La société est attaquée, mais elle résiste. La conspiration du silence qui entoure cette maladie, depuis les plus hauts sommets de l’état, est un désastre du point de vue de la prévention et du traitement. Mais elle a des raisons psychologiques : dans une situation traumatisante le déni est une forme de résistance.

Quand je dis conspiration du silence, entendons nous bien. En public on ne dira jamais d’un fils, d’une soeur ou d’un mari qu’il est mort du sida  . A de rares exceptions près, personne ne revendique ouvertement, pour lui ou pour ses proches, le statut de séropositivité. Mais on parle du virus. On en parle, en fait, énormément. Dans le monde des ONG et des associations de base, le sida   est devenu un véritable industrie. Les Églises ne sont pas de reste : toutes, maintenant, mènent des actions spécifiques. On ne compte pas les équipes de soins à domicile qui visitent les malades. Dans les écoles et les lieux publics, les campagnes de sensibilisation se succèdent sans désemparer, quitte à provoquer l’énervement des jeunes auxquelles elles sont destinées.

Toutes ces initiatives sont utiles, assurément, mais elles ne résolvent pas le problème. Elles servent seulement à amortir le choc de l’épidémie. Nous sommes loin d’avoir touché le fond. Cinq millions de Sud-Africains (sur une population de quarante-cinq millions) sont séropositifs. On compte un intervalle moyen de cinq à sept ans entre l’infection et la mort. Les morts récentes résultent d’infections anciennes. Même si, comme en Ouganda, nous parvenons à réduire le taux d’incidence du virus, les résultats mettront plusieurs années à se faire sentir.

Il y a cependant une bonne nouvelle. Bien que le président, Thabo Mbeki, et la ministre de la santé, Manto Tshabalala-Msimang, persistent, contre vents et marées, à émettre des doutes sur le lien entre VIH   et sida   et font obstacle pour cette raison à l’usage des antirétroviraux, divers groupes de pression dont le Treatment Action Campaign et COSATU, le principal syndicat du pays, ont forcé le gouvernement à autoriser la distribution des médicaments antirétroviraux dans les hôpitaux publics. La force de l’opinion publique est le signe, si on en doutait, que l’Afrique du Sud est une démocratie. Le prix des médicaments a baissé et il est question de fabriquer des produits génériques en Afrique du Sud comme c’est déjà le cas en Inde et au Brésil. Le Fonds global contre le sida   et diverses fondations américaines subventionnent l’opération. Le programme est déjà entré en vigueur dans la province du Cap occidental. Gauteng suivra, puis le KwaZulu-Natal. Par ailleurs, les grandes sociétés et les administrations ont commencé à couvrir les frais médicaux de leurs employés séropositifs. Il s’agit d’un pur calcul économique : payer la trithérapie coûte moins cher que l’absentéisme des employés malades et les frais de recrutement et de formation de leurs remplaçants. Je bénéficie moi-même de cette évolution : depuis le début de l’année, les frais médicaux de mon fils séropositif sont pris en charge par l’assurance médicale de mon université.

Ne crions cependant pas au miracle. Pour commencer il faudra longtemps pour que les antirétroviraux atteignent la majorité des patients. Même si de grands efforts sont consentis pour la formation du personnel médical et paramédical, il s’en faut de beaucoup pour que l’infrastructure médicale et hospitalière soit capable de répondre à tous les besoins. Dans certaines régions rurales, les cliniques n’ont ni eau ni électricité ! Deuxièmement, il faudra s’assurer que les malades prennent régulièrement les médicaments. S’ils ne le font pas, comme je l’expliquais plus haut, ils développeront une résistance. Enfin et surtout, nul ne connaît les effets à long terme de ces médicaments sur l’organisme humain. Dans les pays développés, les antirétroviraux ont fait baisser la mortalité dans des proportions spectaculaires mais certains experts redoutent une inversion de la tendance à moyen ou long terme.

Je reste, pour ma part, un partisan résolu de l’usage des antirétroviraux. Le directeur (belge) de la mission MSF   du Cap, Eric Goemare, m’a convaincu sur ce point. A Khayelitsha, un des townships noirs de cette ville, six mille personnes reçoivent désormais le traitement. Donnant tort aux sceptiques, MSF   a démontré qu’il était possible d’administrer le traitement dans un environnement défavorisé. Du coup, les mentalités changent. L’espoir fait tomber la peur et celle-ci vaincue, l’exclusion recule. Les personnes séropositives qui reçoivent le traitement révèlent plus volontiers leur séropositivité à leur entourage que celles qui n’ont d’autre horizon que la mort. La crise de la famille

Les enfants abandonnés et les orphelins dont je partage la vie depuis quinze ans m’ont rendu féministe. Ce n’est pas un hasard si le Sinomlando Centre, le centre de recherche en histoire orale que je dirige à l’université du KwaZulu-Natal, a réalisé plusieurs enquêtes sur la condition des femmes dans notre région. Il forme par ailleurs divers groupes de base à la méthodologie des “boîtes de la mémoire” par lesquelles les familles touchées par le sida   - en fait des femmes principalement - sont encouragées à raconter leur histoire aux enfants pour rendre ceux-ci plus résilients. La problématique du genre informe aussi mon enseignement, non seulement à Pietermaritzburg mais à Louvain-la-Neuve où je suis professeur invité depuis 2001.

La raison de cet intérêt pour les rapports entre hommes et femmes est bien simple. Qui dit enfant dit mère. Si les enfants ne connaissent pas la femme qui les a mis au monde, elle est présente dans leurs fantasmes et leur imagination, souvent de façon lancinante. “Dis-moi où est ma mère.” Quand leur mère est connue, ce qui est le cas dans la majorité des cas, d’autres questions surgissent : pourquoi est-elle seule ? Pourquoi travaille-t-elle autant ? Dans les quartiers pauvres, presque tous les enfants sont élevés par des femmes seules, mères ou grand mères. Les pères sont absents de leurs vies. Ils errent de femme en femme, indifférents au sort des enfants qu’ils ont procréé souvent sans le savoir.

Sous nos yeux se produit une révolution que trop peu d’intellectuels, de décideurs politiques et de responsables spirituels ont pris le temps d’analyser. Le mariage est en train de disparaître. Il ne survit que chez ceux qui peuvent s’en permettre le coût élevé. En Afrique du Sud il existe une corrélation étroite entre mariage et niveau de vie. Pour se marier, la coutume impose au fiancé de verser une dot à la famille de la fiancée. La somme est énorme, tellement énorme qu’il faut souvent, si on la chance d’avoir un emploi, toute une vie pour la payer. Les rares mariages qui ont lieu dans les paroisses africaines concernent des gens âgés, qui sont accompagnés de leurs enfants et petits enfants. De plus en plus, le mariage devient l’apanage des classes moyennes. Tous mes collègues africains à l’université sont mariés : ils en ont les moyens !

La crise du mariage est un signe de l’instabilité qui marque les familles. Il en est d’autres. Bien souvent, les mères désertent leurs enfants pour acquérir une formation ou trouver du travail. C’est ce qui explique l’importance qu’ont prises les grand mères dans l’éducation des enfants. Mais qu’on le veuille ou non, ce n’est pas la solution. Fatiguées et déprimées, ces femmes sont mal équipées pour la tâche. Quand les enfants grandissent, elles sont incapables de leur imposer leur autorité. Là réside, selon moi, la cause principale du taux élevé de criminalité qui caractérise l’Afrique du Sud.

Le sida   n’arrange rien. Il mine ce qui reste des structures familiales, condamnant les enfants à une précarité accrue. Les femmes, surtout celles qui sont qui ont entre quinze et vingt-quatre ans, sont les plus touchées par l’épidémie. L’Afrique du Sud détient le triste record du plus haut taux de viols dans le monde. Les rapports sexuels violents favorisent la transmission du virus. Sans travail et sans famille, déracinés et insécurisés, les hommes n’ont que la sexualité pour s’affirmer et restaurer - faussement - une image de soi positive. Pour être un homme, il faut des petites amies, et plusieurs à la fois si possible pour être sûr de ne jamais en manquer. La crise de la masculinité est un des facteurs qui contribuent le plus à la diffusion du VIH  . J’en vois les signes partout. Dans l’institution où se trouvait Sibusiso, on a relevé récemment cinq cas de viols ou de tentatives de viols entre enfants. Là aussi il y a une conspiration du silence. Les adultes ne répondent que mollement au problème. Les vingt-huit grossesses d’adolescentes dans l’école de Thandazile sont un autre exemple. C’est à croire que, pour ces jeunes, la sexualité est la seule manière de s’affirmer.

Dans une déclaration récente, les évêques catholiques sud-africains ont cru bon de manifester leur opposition à l’usage du préservatif comme moyen de protection contre le sida  . L’abstinence et la fidélité dans le mariage constituent, pour eux, la seule réponse au fléau. En théorie, ils ont raison bien sur. Si les deux partenaires, le mari y compris, sont fidèles, le risque de contamination est écarté. Mais dans quel pays vivent ces évêques ? Ne savent-ils pas qu’en Afrique du Sud l’homme marié est une espèce en voie de disparition ? Quel message ont-ils pour toutes ces femmes et ces hommes auxquelles les conditions de vie interdisent à jamais la stabilité du mariage ? Le discours ecclésial est complètement décalé par rapport à la réalité culturelle et sociale.

Mais je ne voudrais pas paraître désabusé. Quand, il y a deux ans, nous nous sommes réunis, mes enfants et moi, pour la première fois dans notre nouvelle maison, je leur ai demandé comment nous allions appeler le lieu où nous habitions. Ils n’ont su que répondre. Par défaut, la maison a pris le nom de Pelham, du nom du quartier où nous résidons. Mais j’ai remarqué, après quelques semaines, qu’ils avaient donné un nom au groupe que nous formions. Pour eux, nous sommes “la famille”. Une famille de substitution, certes, mais une famille quand même. Peut-être est-ce une leçon pour la société sud-africaine. Qu’il s’agisse du sida  , de la violence sexuelle ou de la criminalité, aucun progrès n’est possible sans la reconstitution d’unités de vie où les hommes et les femmes se respectent entre eux et prennent soin de leurs enfants. Le modèle traditionnel africain de la famille étendue résiste mal à l’urbanisation et à la modernité. Le modèle familial occidental, d’inspiration chrétienne, reste cantonné à une élite. Pour répondre à la crise il est urgent d’inventer de nouveaux modes de conjugalité et de parentalité.

Le défi du chômage

Mais revenons aux élections sud-africaines. Elles reflètent, je l’ai dit en commençant cette lettre, la popularité du gouvernement Mbeki : le parti au pouvoir, l’African National Congress (ANC), recueille 69% des votes, 3% de plus qu’en 1999 et 7 % de plus qu’en 1994. Cette affirmation doit toutefois être nuancée. Pour pouvoir voter, il faut être inscrit sur un registre électoral. Au moins un quart des Sud-Africains susceptibles de voter n’ont pas fait cette formalité, par apathie ou, ce qui est plus préoccupant, parce que, en raison de l’incurie des administrations compétentes, ils n’ont pas réussi à se procurer à temps une carte d’identité. Le taux d’abstention, qui ne tient compte que des hommes et des femmes inscrits sur les listes électorales, fut plus élevé que lors des deux consultations précédentes, en 1994 et en 1999. Au total, un tiers à peine des Sud-Africains en âge de participer au scrutin a effectivement voté pour l’ANC.

Il reste que le parti du président a remporté un succès. Celui-ci appelle plusieurs commentaires. Le premier est que le pays est gouverné de facto par un parti unique. Le principal parti d’opposition, l’Alliance démocratique (DA), n’a recueilli que 12% des votes. Il ne recrute guère que chez les Blancs, les Indiens et les métis. L’avantage de la prédominance de l’ANC est qu’il a l’autorité de mener des réformes. Et il le fait. Dans tous les domaines - démocratisation de l’enseignement et de la culture, réforme agraire, africanisation de la fonction publique, position non-alignée sur la scène internationale - le gouvernement sud-africain a des ambitions. Il vise, pour citer le président Mbeki, une “Renaissance africaine”.

Mais la toute-puissance de l’ANC présente également des inconvénients. Elle favorise le clientélisme et la corruption. Les services publics fonctionnent mal. Pour qui ne dispose pas de solides appuis, obtenir des papiers d’identité relève de la gageure. Des allocations sociales existent pour les parents de jeunes enfants, les personnes handicapées et les personnes âgées, mais pour pouvoir en bénéficier il faut accepter de faire la queue pendant des heures, sans garantie de succès. Je suis un habitué des hôpitaux publics, car certains de mes enfants n’ont pas de couverture sociale : là aussi on trouve le meilleur et le pire. Pour moi qui dispose d’un véhicule et m’exprime convenablement en anglais, c’est déjà une épreuve. Qu’en est-il d’une grand mère fatiguée qui utilise ses dernières économies pour faire le voyage en taxi et ne parle que le zoulou ?

Au crédit du gouvernement Mbeki on mettra au moins trois choses : la relativement bonne tenue de l’économie, l’équilibre budgétaire et la paix civile. J’ajouterai que la “transformation” des institutions progresse sensiblement. Dans les administrations, les universités, les grandes sociétés et les organismes culturels une nouvelle génération de dirigeants est désormais en place. Le recteur de mon université par exemple est un Africain, comme le sont le président de la National Research Foundation qui nous octroie des subventions et les responsables du Nelson Mandela Children’s Fund qui soutiennent notre programme des boîtes de la mémoire. Peu à peu les institutions se transforment. On sent chez les Noirs sud-africains une grande fierté. La culture africaine est partout mise en avant. Dans toutes les provinces des nouveaux lieux de mémoire ont été créés qui mettent en valeur les modes de vie traditionnels et les luttes politiques du peuple sud-africain. Dans certaines provinces, comme celle du Limpopo, les noms de ville ont changé. Un débat est en cours pour les noms de rue à Durban et à Pietermaritzburg.

Si les Noirs sud-africains - et, pour une minorité d’entre eux, les membres des autres groupes raciaux - continuent de soutenir le gouvernement c’est à cause de cette fierté retrouvée. La mémoire de l’apartheid demeure présente. C’est aussi en raison de l’amélioration des infrastructures publiques. Jusque dans les zones rurales les plus reculées, le pays se modernise, lentement mais sûrement. Il est cependant un domaine où le gouvernement a complètement échoué : c’est l’emploi. Dans les townships noirs et les zones rurales, la moitié sinon davantage des habitants sont sans emploi formel, donc sans sécurité et sans reconnaissance sociale. Pour la majorité des hommes et des femmes avec qui je suis en contact, la recherche de l’emploi est le souci numéro un. C’est chez les jeunes que le problème est le plus grave. Chaque année, des dizaines de milliers de “matriculants” (titulaires du baccalauréat) sont condamnés au désœuvrement. Les plus motivés travaillent comme bénévoles dans une administration publique ou une ONG : c’est le cas de Bongani et de Nozipho, deux jeunes que je soutiens. Mais ce n’est qu’un pis aller. L’avenir, pour ces jeunes, n’est pas rose.

En vérité, le fossé entre les riches et les pauvres continue de se creuser. Les maux sociaux que j’ai décrit plus haut - sida  , violence sexuelle, criminalité, déstructuration de la cellule familiale - sont tous exacerbés, sinon créés par la pauvreté. Où allons-nous ? Je n’en sais rien. De ce point de vue l’Afrique du Sud est toujours un pays en transition.

Cette lettre vous aura rapprochés, je l’espère, de l’Afrique du Sud, un pays très prometteur aux antipodes de l’Europe. Avec mes enfants de Pelham, et tous ceux qui partagent ma vie, je vous adresse mes salutations amicales.

Philippe Denis

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