Mères et aveugles

Publié le 9 août 2011 sur OSIBouaké.org

Libération - 16/05/2011 - Par Ondine Millot

Elles ont désiré un bébé, elles l’élèvent au toucher, à l’écoute. A Paris, une structure, unique, les prépare et les aide à affronter le regard des autres. Et à surmonter leur handicap  .

Progressivement, tout doucement, Anne s’était faite à l’idée qu’elle n’aurait pas d’enfants. Son compagnon précédent n’en voulait pas, la quarantaine approchait et puis, sourit-elle, il y a « le regard des autres, les appréhensions ». Sur ses genoux, Till, « 4 mois et 10 jours », se marre. Avec ses grands yeux bleus écarquillés, ses trois poils blonds sur le caillou, sa bouille parfaite de poupée Corolle, il pourrait poser dans les catalogues. Il tend les mains vers le visage de sa mère, lui pince les joues. Elle lui caresse le nez, la pointe du menton. L’autre jour, il faisait beau, ils sont sortis. Un passant a regardé Anne, sa canne, la tête de Till dans le porte-bébé. « C’est pas dangereux, avec un enfant ? » Anne a répondu : « Pardon ? » de l’air « qui dit qu’il ne faut pas insister ». Et s’il avait insisté ? « Je lui aurais dit que la vie est dangereuse. »

Anne est aveugle de naissance. Elle aimerait voir les sourires de Till mais, « au fond, ce n’est pas vraiment un manque, au sens d’une nostalgie de quelque chose qu’on connaît ». Ce serait plutôt « pour vérifier que ça va ». Dans les caresses et les comptines dont elle enveloppe Till, on ne sent pas cette angoisse. Mais les mères aveugles, sourit-elle, se sentent obligées de montrer qu’elles font tout « très bien ». Voire « mieux ». Le désir d’enfant, qu’on ne questionne chez nulle autre, elles doivent toujours le justifier.

Elle enchaîne, en cajolant et en riant, les « démonstrations » : jeux, promenade, bain… Elle a tout de suite dit oui pour recevoir des journalistes, « pour lever les a priori ». « Au début, les pleurs pendant le change, ne pas savoir ce qu’il avait, ça me stressait. Ça m’a aidé de sentir que Stéphane avait confiance en moi. »

« La poussette plus la canne, c’est impossible »

Ils se sont rencontrés dans une soirée déguisée sur le thème des séries des années 80. Elle était en Zora la rousse, lui en Chapi, de Chapi Chapo. « Un dessin animé que je détestais, parce que muet. » Lui, informaticien, « voyant », a déjà une fille de 9 ans. Il lui a vite parlé enfant, l’a convaincue de quitter Paris, son studio de femme indépendante et globe-trotter, pour venir s’installer avec lui ici, à Bauvin, dans le Nord. Elle reprendra bientôt son travail de prof de français et de braille, deux ou trois jours par semaine, à Paris. Et elle en profitera - elle dit ça avec une chaleur dans la voix - pour retourner à l’Institut de puériculture.

Ce lieu, ou plus précisément le Service d’aide à la parentalité des personnes handicapées (SAPPH) qu’il abrite, les mères aveugles en parlent comme d’un « cocon »,« un endroit où on est vue comme une mère, pas comme une handicapée qui devient mère ». Une structure unique en France, dont l’existence tient à la volonté d’une petite femme énergique, Edith Thoueille. Et « au hasard ».

C’était en 1987. Edith Thoueille, puéricultrice, accueille une femme enceinte aveugle. La première. « A l’époque, je pensais des choses aberrantes sur la primauté du regard dans la maternité. Comment j’ai pu être aussi bête ? », raconte-t-elle. Elle prend conseil auprès d’associations de non-voyants. Réalise qu’il n’existe « rien » pour ceux qui deviennent parents. Et que l’accueil dans les maternités laisse pour le moins à désirer. « On a vu et entendu des choses atroces. Du style : "Mais pourquoi font-ils des enfants ?" Le handicap  , c’est l’inquiétante étrangeté. Ça sidère et ça rend crétin. »

Il y a les soignants « redoutables » qui décident tout à la place. Ceux « politiquement corrects » qui font « comme avec tout le monde ».« Ça, c’est de la maltraitance, s’emporte Edith Thoueille. La mère qui repart avec une ordonnance de gouttes et de sirop sans que personne ne se soucie de savoir comment elle mesurera les doses ! On ne peut pas faire comme avec tout le monde. Le handicap  , c’est une différence qu’il faut prendre en compte. »

Au fil des ans, « en bricolant », Edith et les puéricultrices qui l’entourent ont pensé à des tas de choses. La pipette graduée avec encoches pour mesurer les médicaments. L’échographie « en relief », qui matérialise les contours de l’image sur un papier-calque. Les jouets « traduits » en braille, jeux d’images, dominos, Monopoly, Uno. L’écharpe porte-bébé dans laquelle il se love jusqu’à l’âge de la marche. « Parce la poussette dans une main et la canne dans l’autre, c’est impossible. »

« La peur d’avoir quelque chose à se reprocher »

Ce jeudi, dans le joyeux tapage du lieu, Juliette, enceinte de sept mois, « s’entraîne » au bain. Son gros ventre serré contre le dos d’Edith, ses bras emmêlés aux siens, elle suit les gestes de la puéricultrice. Déshabille le poupon, savonne les plis du cou, des aisselles, des cuisses. Chaque tâtonnement est une découverte qui ravit et inquiète Juliette. Edith félicite, s’enthousiasme : « Bravo ! » Non pas qu’elle ait douté un seul instant des capacités de la jeune femme. Elle sait, depuis longtemps, la douceur et la précision de ces mères, la qualité de ces relations où l’on prend le temps d’écouter, de toucher. Ce que veut Edith « c’est que Juliette ait suffisamment confiance pour que personne ne se permette une réflexion ».

Tous les deuxièmes vendredis du mois, les mères et les pères sont conviés à un groupe de parole, animé par Edith Thoueille, Drina Candilis, psychologue, et Martine Vermillard, puéricultrice. Au milieu du cercle d’une dizaine de parents, un bébé ronfle sur un couffin, un autre vocalise. Waïl, 3 ans, va et vient entre l’aire de jeux et sa mère, Karima. Il dépose un jouet entre ses mains : « Regarde, maman ! » Elle sourit. Boit dans la dînette le faux café qu’il lui a préparé. Raconte ses « bêtises », quand il se cache au moment de partir pour la crèche ou redécore au feutre la maison. Mais dans la rue, dit-elle, il ne lui lâche jamais la main.

Chacun prend la parole à son tour, on échange conseils, anecdotes. Dala est inquiète car Samy, un mois et demi, ne veut pas dormir ailleurs que dans ses bras. Ce qu’il est justement en train de faire, les mains croisées sur son petit ventre rond, l’air bienheureux. Drina propose un « test » : Dala dépose Samy dans un couffin. Il dort encore. Mais, peu après, le voilà qui gazouille, et Dala retire prestement ses mains. Elle n’a pas pu s’empêcher de le toucher, pour « voir » si tout allait bien. « C’est classique, on l’a toutes fait, sourit Drina. Il faut que tu le laisses chercher un peu tout seul son sommeil. » Sinan, le mari de Juliette, a une question : « Quand est-ce qu’un bébé se rend compte que ses parents sont handicapés ? » Plusieurs voix rient : « Très vite ! » « En fait, il ne pense pas comme ça, dit Edith. Mais dès les premières semaines, il développe un bilinguisme. Samy, le bébé de Dala, quand je l’appelle, il tourne les yeux vers moi. Quand Dala l’appelle, il tourne les yeux vers elle et jette ses mains vers son visage. »

Lamia, 33 ans, vient pour la première fois. Une bénévole est allée la chercher chez elle. Depuis la naissance de Yanis, 2 mois et demi, elle n’ose plus sortir. Elle a pourtant toujours été « parfaitement autonome », arpentant Paris en tous sens. « Pour soi, on n’a pas peur de prendre des risques. Yanis, je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit à cause de mon handicap  . » La phrase revient souvent. « On a toujours peur d’avoir quelque chose à se reprocher », dit Khadija, mère d’Alexy, 5 ans et demi et de Gaël, 4 ans. Mais Lamia et Yanis ne resteront pas cloîtrés. Elle a à peine parlé que se multiplient les propositions d’entraide, de sorties communes, de cours de maniement de canne et de porte-bébé…

« Les enfants d’aveugles font beaucoup de choses »

A la demande d’Edith, Khadija a accepté de devenir « maman relais ». C’est-à-dire d’être joignable pour répondre aux questions des nouveaux parents. « Parce qu’à un moment donné, il faut savoir déléguer à quelqu’un qui sait », dit Edith. Khadija habite à Rambouillet. On lui rend visite un mardi, à l’heure de la sortie de l’école. Aux portes de la maternelle, Gaël, cagoule bleue,bottes, joues roses, se jette dans ses bras : « Maman ! » Puis Alexy déboule, mêmes yeux bruns malins. Sur le trajet retour, deux moulins à parole. Récit de la journée, interrompu de commentaires sur le décor. « A gauche, des jolies fleurs ! » « Chaud devant, une voiture ! » Khadija et son compagnon, David, sont tous deux atteints de rétinite pigmentaire. Avant d’avoir des enfants, ils ont consulté une généticienne, qui leur a dit que leurs maladies « ne s’accumulaient pas ».« Si elle nous avait dit que c’était transmissible, je crois que j’aurais renoncé. C’est un arbitrage entre l’envie d’avoir des enfants et le souci de ne pas leur compliquer la vie. » Khadija a pris un long congé (elle travaillait dans un bureau de commandes publiques) et multiplie les activités avec Alexy et Gaël. Piscine le mercredi matin, sorties, lectures (en braille), bricolages et dessins avec Nadia, une voisine qui vient l’aider pour « ce qui est trop visuel ».« C’est vrai que les enfants de parents aveugles font beaucoup de choses. » Elle sourit. « Sans doute la peur qu’ils n’aient pas autant que les autres. »

Cette « peur », Aurélie et Jean-Hubert, 27 ans tous les deux, parents non-voyants de Matis, un an, l’ont intégrée très tôt. Sur la table d’accouchement, l’anesthésiste répétait à Aurélie : « Mais comment vous allez faire, sans voir ? » Ensuite, les parents de Jean-Hubert ont pris le relais : « Et quand il va ramper, et quand il va marcher ? » Résultat, « il marche, et on gère ! », rigole Jean-Hubert, qui a décidé de ne « rien s’interdire », et embarque son fils en porte-bébé, direction le magasin de jouets. Ils reviennent deux heures plus tard, enrichis d’un « ordinateur trois petits cochons » et d’une voiture de police « qui fait plein de bruit ». Jean-Hubert, en formation kiné et Aurélie, agent de voyage « pour l’instant mère au foyer », ne roulent pas sur l’or, mais gâtent Matis. « Comme on a peur de l’habiller mal, on choisit des marques chères. On se dit, à ce prix-là, c’est forcément joli. » Le regard des autres, encore. La crainte d’une réflexion. La pire ? « Plusieurs fois, on nous a dit : "Un enfant, c’est bien, comme ça, il vous servira de guide." » Jean-Hubert fait voler Matis dans ses bras, le bébé rit aux éclats. « Comme si j’avais fait un enfant pour me guider ! Et tout à l’heure, vous pensez que c’est lui qui m’a dit comment aller au magasin de jouets ? »

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