La rue rend-elle fou ? Paroles d’experts et de sans-abri

Schizophrénie, dépression, addiction : regards croisés de SDF et d’infirmières en psychiatrie sur ce que la rue fait au mental.

Publié le 4 mars 2011 sur OSIBouaké.org

Par Aurélie Champagne | Journaliste | 03/03/2011 |

« Qu’est-ce que vous voulez montrer ? Vous voulez voir des fous ? Assister à des consultations ? » Au premier rendez-vous avec l’équipe du service « santé mentale et exclusion sociale » Dr Mercuel, au centre hospitalier Sainte-Anne (XIVe arrondissement de Paris), l’accueil est méfiant et sans chaleur, mais les questions directes et les regards bien francs.

Dans la salle aux murs jaunis où se tient le point hebdomadaire plane aussi le souvenir déplaisant d’un documentaire télévisé réalisé dans un des pavillons de l’hôpital psychiatrique. L’ambiance est un peu celle d’un entretien d’embauche. Il faut montrer patte blanche. Le Dr Mercuel reste peu loquace derrière sa moustache en guidon. Sylvie, Christiane et Céline braquent leurs yeux sur moi.

Christiane : « C’est une vision du gouffre »

Les trois quadragénaires ont obtenu leur diplôme d’« infirmière en psychiatrie » dans le courant des années 80. Depuis, le diplôme a disparu. A présent, on forme des « infirmières polyvalentes » moins bien préparées au terrain. Céline explique :

« Ils s’en rendent compte et essaient de faire des trucs compensatoires pour les nouveaux diplômés en difficulté. Mais rien ne vaut de se colleter avec la maladie mentale. La psychiatrie, c’est vraiment un domaine où l’expérience acquise avec les années est réelle. »

Toutes trois ont travaillé dans plusieurs services avant d’atterrir au Smes. Depuis sa création en 2001, ce service psy va à la rencontre des personnes à la rue et des institutions sociales qui les accueillent. « On est des routières », s’amuse Sylvie. A ses débuts, elle était pourtant loin d’imaginer ce qui l’attendait :

« Je n’avais pas conscience de l’ampleur de la misère en France. Tous les lieux où mes collègues m’ont amenée pour faire le tour des accueils et des structures, ça m’a bouleversée. On ne croise pas cette précarité-là si on ne rentre pas dans certains endroits. La plupart du temps, on ne fait que passer.

Ce matin, on parlait de notre identité professionnelle avec un stagiaire… C’est plutôt l’identité de citoyen qui peut être redéfinie quand on croise cette population. »

Les yeux dans le vague, Christiane froisse un bloc de Post-it entre ses doigts :

« Autant j’ai connu la précarité quand je travaillais dans l’Essonne, autant quand je suis venue sur Paris, j’en ai pris plein la figure. […] C’est une vision du gouffre. »

Un sans-abri francilien sur trois souffre de troubles psychiatriques

L’enquête Samenta de 2009 a confirmé la mauvaise santé mentale des SDF et la surreprésentation des troubles psychiatriques sévères dans la rue.

Un tiers des sans-abri franciliens souffre de troubles psychotiques (13% de la population sondée, avec 8,4% de schizophrénie), de troubles de l’humeur et troubles dépressifs sévères (6,5%) et enfin, de troubles anxieux (12,2%). Aujourd’hui, un sans-abri sur trois présente au moins une addiction à l’alcool, à une drogue ou à un médicament détourné de son usage.

Face à tel constat, c’est l’éternelle question : la rue rend-elle fou ou bien se retrouve-t-on à la rue parce qu’on traîne une fragilité mentale ou une pathologie psychiatrique préexistante ?

A la rue, tout le monde a sa petite idée sur le sujet et des théories sur le pourquoi du comment on en vient à glisser. A commencer par Jeff, 30 ans dont treize passés dehors. Il vient de commencer un traitement de méthadone pour se sevrer du Skenan, dont il est accro depuis quelques années. Malgré sa dépendance, Jeff ne craint pas de devenir fou.

En revanche, il a une image précise de ce qu’est la folie à la rue. Il mime un type le doigt en l’air, parlant tout seul :

« La rue peut rendre dingue, oui. […] Y a juste une porte dans son cerveau à ouvrir et la folie déboule. »

Dans le bureau, la voix nasillarde de Jeff résonne. Christiane, Sylvie et Céline écoutent sagement l’enregistrement. « Il est sympathique », lâche Céline. Sylvie répète la chute comme pour la méditer :

« Personne n’est à l’abri d’un mauvais coup… »

Puis, elle s’amuse de l’éternelle rengaine qui rend toujours les femmes responsables de l’arrivée des hommes à la rue : « Comme quoi, culturellement, c’est bien installé la misogynie. » Christiane sourit, habituée elle aussi au scénario : « Oui, c’est toujours quand la femme part que l’homme commence à picoler, jamais avant. »

En attendant, Sylvie est d’accord avec Jeff sur les trois catégories de personnes en souffrance psy à la rue :

« Soit tu es très fragile déjà tout petit, soit des événements de vie te conduisent à la rue… Soit, comme il dit “ Tu es à la rue, il y a une porte qui s’ouvre et qui te rend fou ” : tu deviens fou de trop de rue. »

« Personne n’est à l’abri d’un mauvais coup », répète-t-elle. Mais Céline comprend la chute autrement :

« Ce à quoi ça me fait penser, c’est qu’on n’a pas besoin d’être à la rue pour ça : on peut devenir fou à 50-60 ans sans avoir jamais été fou avant. Moi, je ne crois pas que la rue rende fou… »

Sur les 300 personnes qui passent au Smes en une année, « on croise toutes les pathologies, tous les profils, qu’ils soient psychiatriques ou qu’il s’agisse juste de parcours de vie » raconte Sylvie. Il y a beaucoup d’étrangers sans-papiers et assez peu de toxicomanes ou de « grands cassés », ces sans-abri à la rue depuis trop longtemps. Christiane explique :

« Eux, ce sont des gens qu’on rencontrait dans le cadre des maraudes. Quand on y va à deux, l’assistante sociale du service et l’infirmière, il y a un moment où on a plus grand-chose à faire d’autre que de dire ciao et partir. Il ne se passe pas grand-chose. Les gens sont méfiants. C’est compliqué de communiquer. Plus les gens vont en profondeur dans les bois, comme à Boulogne ou Vincennes, et plus on est dans le retrait le plus complet et dans la pathologie mentale. »

Soli et les rhinocéros blancs

Soli est ce qu’on appelle « un grand cassé ». Il dort dans une caravane parquée sur un parking de banlieue. Il vit avec son hépatite, sa tuberculose et son alcoolisme depuis des années en marge des structures d’accueil. Pendant le court échange possible avant qu’il ne soit ivre, Soli évoque en vrac le Samu social, la possibilité de tuer tout le monde, l’improbable réinsertion de son pote et, enfin, la survie du rhinocéros blanc.

Le profil de Soli est presque courant : « Beaucoup de facteurs entrent en jeu, mais il y a souvent une enfance difficile, des passages par l’aide sociale à l’enfance », remarque Sylvie. Soli explique :

« Rien qu’au Samu Social, ça fait huit ans qu’ils m’ont interdit d’entrer. Soit disant je viens régler mes comptes là-bas. C’est l’excuse. Je vais régler aucun compte, j’ai rien à faire avec eux. Ils posent des questions qui servent aux renseignements généraux […] et puis ils voudraient que tu te re-socialises. Moi, j’ai pas envie. La société m’intéresse plus, c’est fini. Depuis que ma femme est morte… »

Avant de quitter Soli, je lui demande pourquoi il souhaite que je le dessine en Indien :

« Les Indiens, ils ont essayé de s’expliquer et personne les a écoutés. Ils ont tous été massacrés. »

Pour Christiane, « la rue fait fleurir des états dépressifs mais ne rend pas fou… Elle suscite des souffrances psychiques mais pas de la maladie mentale à proprement parler. »

Beaucoup de sans-abri ressentent « une souffrance réactionnelle et normale. […] Il faudrait être fou pour ne pas souffrir », s’exclame Céline.

Face à cette souffrance psychique, que peut la psychiatrie ?

Au quotidien, le travail de ces trois-là est à la fois immense et dérisoire. On a « des petites ambitions » sourit Céline. « On soulage », ajoute Christiane, pour qui « la psychiatrie ne peut pas toute seule ». « Déjà, on ne guérit pas de la mort ni de la misère sociale », prévient Sylvie :

« Nous, ce qu’on fait essentiellement, c’est restituer une possibilité de relation humaine. Rien que notre présence et l’incitation à parler, c’est déjà du soin, ou du prendre soin. »

Impossible pour ces infirmières de fournir le toit, le travail ou l’équilibre de vie qui manquent à leurs patients et les précipitent au Smes. En consultation, certains « sourires ironiques » pointent parfois ces limites :

« Il y a des personnes qui nous défient. »

Paul et Philippe compteraient sans doute parmi ceux qui ironisent en consultation. D’ailleurs, en abordant le sujet de la folie, Paul sort de ses gonds :

« Il y a des gens qui sont à la rue depuis dix ans et à qui on n’a jamais tendu la main pour qu’ils puissent retrouver un logement ou un travail. Aujourd’hui, ce sont ces gens-là qu’on considère comme malades et je trouve très fort qu’on puisse se permettre de les juger encore. »

Philippe ajoute :

« L’autre jour, j’ai discuté avec une assistante sociale en banlieue et elle reconnaissait son incapacité à trouver une solution. » *

Chez certains, « il y a une sorte d’anesthésie de la vie à la rue »

Il existe un phénomène assez mystérieux mais bien connu du monde médico-social en prise avec la rue : une minorité de SDF connaissent une sorte « d’anesthésie » physique ou mentale.

Céline : "On anesthésie son corps, on anesthésie son esprit"

Réinsérer coûte que coûte : « une espèce de chantage »

Céline en est convaincue, « il y a des gens qu’il vaut mieux laisser dans la rue ». La pilule peut sembler difficile à avaler dans une société qui ne renonce jamais à réinsérer, ni à ramener les personnes à la marge vers la norme.

Pour Sylvie, la réinsertion des sans-abri s’apparente à « un contrat, une espèce de chantage » :

« Sortir les gens de la rue, ça équivaut à ce qu’ils se réinsèrent et qu’ils aillent bien. C’est pas possible. Tout le monde ne va pas devenir heureux, autonome, capable. […] Il faudrait des lieux où l’on ne demande rien aux gens.

Je ne sais plus qui a dit qu’après dix ans à la rue, il fallait dix ans pour se remettre. Et bien pendant dix ans, il faudrait qu’on soit là, qu’on les accueille de manière inconditionnelle sans leur demander de réussir quelque chose. […] Moi ce que je vise, ça n’est pas la réinsertion, ni l’autonomie à tout va avec un coup de rechute, voire de mort, […] c’est simplement que ça fasse moins mal. »

Derrière elle, Céline hoche la tête comme un métronome pour marquer son accord. Seulement voilà, la société est-elle prête à laisser un psychotique réapprendre à respirer pendant dix ans aux frais du contribuable, sans jamais exiger aucun retour sur investissement ?

« Plus on psychiatrise et moins on remet en cause la société »

Le téléphone sonne. Sylvie note un rendez-vous dans son carnet puis reprend la conversation avec cette mise en garde :

« Plus on psychiatrise et moins on remet en cause la société. Tant que ça reste du domaine de la folie, de la maladie mentale, du trouble du comportement et à l’ordre public et sociétal, c’est facile. […]

Ce sont des gens qui ne vont pas bien. Donc c’est normal qu’ils se suicident à France Télécom puisqu’ils n’allaient pas bien. Et c’est normal aussi qu’ils soient à la rue puisque ce sont des gens qui ne vont pas bien : c’est de leur faute ou c’est parce qu’ils sont fous. »

Moralité : ils sont du ressort des psy ou des travailleurs sociaux. Christiane conclut :

« Le risque, c’est de psychiatriser la précarité. On n’est pas dupes. Qu’est-ce que trois infirmières en psychiatrie peuvent “ panser ” de la misère ? On aide les gens à retrouver le sommeil, on leur trouve un hébergement pendant deux ou trois mois mais après, ils ressortent. »

Dans le bureau du Smes, le ton monte sensiblement et trahit toute l’implication professionnelle et citoyenne que requiert le boulot d’infirmière psy.

Sylvie raconte à quel point son travail à Sainte-Anne a aiguisé sa conscience des inégalités. Elle s’étonne soudain qu’il n’existe aucune manifestation de SDF. Au Starbucks, Paul et Philippe avaient la même remarque et rêvaient à voix haute d’un parti politique qui représenteraient les personnes à la rue. Sylvie constate :

« Il n’y a pas un seul SDF qui aurait envie de balancer sa bouteille de vodka vide dans une vitrine. Moi ça m’étonne. Je me dis qu’il y a une paix sociale dans ce pays… »

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