Le volet Migrants survivra-t-il aux réformes du droit au séjour pour soins  ?

Le 12 octobre 2010, trois semaines avant la publication du Plan national de lutte contre le sida 2010-2014, l’Assemblée nationale adoptait, en première lecture, le projet de loi relatif à l’immigration. L’une des dispositions votées touche directement les malades et la santé publique, puisqu’elle remet en cause la possibilité pour les étrangers gravement malades d’obtenir un titre de séjour pour soins.

Publié le 22 février 2011 sur OSIBouaké.org

VIH  .ORG - 21 Février 2011 - par Madeleine Jayle, Juriste en droit public., Caroline Izambert, Act Up - Paris et Adeline Toullier, Aides (Paris) Cet article fait partie du Transcriptases n°145, consacré au Plan nationale de lutte contre le sida   français 2010-2014, qui sortira en mars 2011.

A l’heure où nous écrivons, ce projet de loi suit la procédure parlementaire, avec des discussions au Sénat prévues pour le début du mois de février, et devrait être définitivement adopté dans le courant de l’année 2011, au gré des échéances électorales. Si elle était bel et bien adoptée, cette loi se révélerait en contradiction avec les objectifs ambitieux fixés par le Plan sida   en direction des populations migrantes.

Prise en charge globale et accès aux droits, clefs de voûte du Plan

L’ensemble des préconisations du Plan découle d’une même idée  : atteindre une prise en charge et une prévention optimales nécessite de résorber toutes les formes de précarité, sociale, psychologique et professionnelle. Pour les étrangers, ces objectifs sont subordonnés à celui de la stabilité administrative  : pouvoir obtenir durablement un titre de séjour. Dans son volet «  Migrants  », le Plan rappelle que l’amélioration des dispositifs de prévention et de prise en charge passe par la possibilité pour les étrangers d’avoir les mêmes droits et la même protection sanitaire que les Français.

Il prévoit notamment de permettre « une inclusion dans les protocoles d’essais thérapeutiques, quelle que soit la couverture maladie » [1]. Quant à l’objectif d’ «  une prise en charge administrative de qualité pour les étrangers concernés par le VIH  /sida  /IST  », il est directement mis à mal par les projets de modification de la loi sur le séjour pour raison médicale. Le Plan rappelle que la «  rapidité d’instruction et un respect de la confidentialité pour la délivrance des titres de séjour  » et une «  information des acteurs médicaux et administratifs sur tous les éléments utiles pour mettre en œuvre les procédures le plus rapidement et efficacement possible sont essentielles pour assurer la continuité des soins  » [2]. Ce que réclame le Plan, c’est donc l’application rigoureuse de la loi actuelle.

Un dispositif protecteur

Cette loi, qui depuis plus de dix ans permet aux personnes séropositives qui ne peuvent se soigner dans leur pays d’origine d’être régularisées, c’est la loi « Chevènement » du 11 mai 1998 [3], qui a instauré le droit au séjour pour raison médicale. L’article L. 313-11-11° du code de l’entrée et du séjour des étrangers du droit d’asile (CESEDA) prévoit la délivrance de plein droit d’une carte de séjour temporaire d’un an portant la mention «  vie privée et familiale  » à tout étranger dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, «  sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire  ». Cette notion d’«  effectivité  » de l’accès au traitement est au cœur des actuels débats. Rap­pelons que cette loi est le fruit d’une mobilisation conjointe des associations de malades, de médecins et de défense de droit des étrangers qui se sont élevées contre les expulsions de malades qui se multipliaient dans les années 1990. Que chacun de ses termes a fait l’objet de longues discussions. Et que les conditions administratives et médicales sont rigoureusement appréciées tout au long de la procédure. Les médecins, garants de la procédure

Cette procédure, quelle est-elle ? Un médecin agréé par la préfecture ou un praticien hospitalier émet un rapport établissant si le demandeur remplit les conditions médicales définies par la loi. Ce document est transmis, sous pli confidentiel, au médecin de l’Agence régionale de santé (ARS), ou à Paris, au médecin chef du service médical de la préfecture de police. Ce dernier rend un avis, sans mention de la pathologie, sur les trois conditions médicales prévues par la loi  : la nécessité de prise en charge, la gravité du défaut de prise en charge et le non accès effectif à cette prise en charge dans le pays d’origine. C’est sur la base de cet avis médical, et après vérification des conditions administratives - en particulier que le demandeur est bien résident en France, et non venu en France pour se faire soigner - que le préfet prend sa décision (voir schéma).

Le médecin traitant ou l’infectiologue qui suit au long cours le patient, le praticien hospitalier (ou médecin agréé) qui rend le rapport, puis le médecin de l’ARS prennent chacun leur décision en se conformant au code de déontologie médicale. Lequel impose le principe de continuité des soins, le rôle que doit jouer le médecin pour faciliter l’obtention par le patient des avantages sociaux auxquels son état lui donne droit, le secret professionnel des décisions du médecin ainsi que son indépendance vis-à-vis de son employeur, privé ou public [4].

« Accès effectif aux soins » vs « disponibilité dans le pays d’origine »

Quel est l’enjeu du projet de loi sur l’immigration  ? Tout simplement qu’il envisage de substituer la notion d’«  indisponibilité du traitement  » à celle de «  non accès effectif  » aux soins dans le pays d’origine. Si la loi était adoptée, des personnes gravement malades se verraient refuser des titres de séjours et seraient susceptibles d’être expulsées vers des pays où le traitement est seulement accessible à quelques patients. Seule importerait une disponibilité bien théorique, qui ne prendrait en compte ni le taux de couverture des besoins, ni la qualité des soins et des traitements, ni l’état des structures sanitaires, ni la démographie médicale, ni les ruptures de stocks, ni le coût des traitements et les possibilités de prise en charge financière !

A l’évidence, l’esprit de la loi de 1998 - éviter qu’une mesure d’éloignement soit parfois synonyme de condamnation à mort et permettre la régularisation des personnes gravement malades - serait profondément trahi par cette modification. On sait par exemple que les antirétroviraux «  existent  » et sont «  disponibles  » dans de nombreux pays du Sud mais sans garantie de la continuité de la prise en charge, ni du suivi biologique, et surtout avec une grande disparité d’accès selon les régions, les villes, les populations, les conflits...

Le VIH   est la principale pathologie concernée  : 18 % des cartes de séjour temporaires pour soins sont délivrées à des étrangers vivant avec le VIH   [5]. Le ministère de la Santé a rappelé à plusieurs reprises, dans des circulaires de 2005 et 2006 [6] et une instruction de 2010, aux médecins chargés d’examiner les dossiers que «  dans l’ensemble des pays en développement, l’accès nécessaire à la surveillance médicale et aux soins n’est toujours pas garanti pour les personnes infectées par le VIH    » [7].

Des risques sanitaires réels

Si la loi change, ses textes d’application et d’explicitation, que sont notamment ces circulaires sur le VIH  , sont condamnés à disparaître. La réforme laissera place à une forte insécurité juridique pour les personnes vivant avec le VIH  . Et à un contentieux massif puisque l’introduction de la nouvelle notion d’« indisponibilité » suscitera des interprétations forcément divergentes des autorités médicales, administratives et juridictionnelles.

En outre, la précarisation administrative débouchera sur la précarité sanitaire, éloignant les intéressés des structures de soins et de la couverture de droit commun (les sans-papiers ne pouvant prétendre à l’Assurance-maladie mais, sous certaines conditions, récemment restreintes, à l’Aide médicale d’Etat).

Et en matière de VIH  /sida  , ou l’on sait que le fait d’être migrant est un facteur de risque indépendant de la prise en charge tardive et au-delà de la santé de plusieurs milliers de personnes étrangères, c’est en fait la santé publique elle-même qui est menacée par ce projet de loi. Le risque est de voir le dépistage relégué en dernier plan, le retard au diagnostic s’amplifier contrairement aux objectifs affichés du Plan, et à termes en privant les personnes étrangères des nouveaux outils de prévention d’augmenter les risques de transmission. Un scénario qui va précisément à contre-courant des orientations mises en avant par le Plan national de lutte contre le sida   !

Enfin, cette réforme aura des conséquences négatives pour les finances publiques  : selon un rapport des Inspections générales des affaires sociales et des finances (IGAS et IGF), le retard dans l’accès aux soins aggrave l’état de santé et augmente le coût des soins requis au final [8]. Rien que pour l’AME  , le surcoût des retards aux soins entraînés par la mise en place d’un ticket d’entrée qui fera barrage aux soins sera de 20 millions d’euros !

Les motivations erronées de la réforme

Alors que les effets catastrophiques de cette mesure sont connus et documentés, pourquoi une telle insistance parlementaire et gouvernementale à modifier la loi  ? Deux motivations ont été avancées  : parer à la supposée explosion du dispositif et revenir à l’esprit de la loi que le Conseil d’Etat aurait modifié.

Mais ces arguments ne résistent pas l’épreuve des faits.

Dire que ce dispositif doit être remis en cause parce qu’il est incontrôlé et parce qu’il susciterait un appel d’air ou une prétendue migration sanitaire est infondé. Le nombre de bénéficiaires de cette carte de séjour s’est en effet stabilisé en 2008 autour de 28 000 titulaires, et le nombre de premières demandes est en baisse depuis 2007 [9]. Comme le montrent des études convergentes [10], la migration pour raison médicale demeure une exception  : plus de 90 % des personnes découvrent leur maladie à l’occasion d’un examen médical pratiqué en France alors qu’ils y résident déjà et n’avaient pas connaissance de leur pathologie en quittant leur pays d’origine. D’après une étude menée en 2002, seuls 9 % des personnes séropositives migrants interrogés avaient été dépistés dans leur pays d’origine [11].

Prétendre que le droit au séjour pour soins doit être restreint parce que le Conseil d’Etat en aurait récemment fait une lecture «  généreuse  » [12] est également un leurre. Le projet de loi sur l’immigration intervient en effet

quelques mois après deux décisions importantes du Conseil d’Etat du 7 avril 2010 [13], qui constituent moins un revirement de jurisprudence qu’un rappel à une lecture fidèle de la loi de 1998. Car précisément, le dispositif pâtissait d’une application faussée, du fait de certaines pratiques administratives restrictives et de divergences jurisprudentielles qui entendaient par «  accès effectif  » disponibilité des soins. La position du Conseil d’Etat dans cette affaire était donc guidée par la nécessité de corriger l’erreur d’interprétation... et de faire respecter l’intention du législateur  !

Contraire à la santé individuelle et à la santé publique, injustifiable par des données chiffrées ou des arguments juridiques, cette réforme du droit au séjour pour soins n’est donc que la énième pièce d’un édifice de politique migratoire restrictive.

Une politique paradoxale

Malades et médecins font donc face à une politique paradoxale : d’un côté, le ministère de la Santé enjoint au dépistage généralisé, à une prise en charge la plus précoce possible et à une approche globale de la maladie  ; de l’autre, le ministère de l’Intérieur veut faire appliquer une loi qui va éloigner les migrants séropositifs des structures de soins et entraver la continuité des soins en les privant de toute stabilité administrative.

Sociétés savantes, médecins [14] et associations [15] sont mobilisés pour dénoncer cette contradiction. Le 22 septembre, un courrier adressé par le Conseil national du sida   au Président de la République l’a alerté «  sur le caractère très préjudiciable de l’évolution législative envisagée, dont l’impact affecterait profondément le droit des personnes concernées mais également la santé publique et la maîtrise des dépenses de santé  » [16]. La Société française de lutte contre le sida   (SFLS) s’est elle aussi clairement exprimée  : «  En termes de santé publique, la conséquence pourrait être d’augmenter les risques de circulation en population générale du VIH   et de fait l’épidémie par déficit de recours au dépistage chez les personnes en situation précaire, d’augmenter les prises en charge tardives, et finalement de majorer l’impact financier par des soins lourds qui auraient pu être évités par un traitement plus précoce. Ce précisément contre quoi devrait lutter le Plan national de lutte contre le sida    ». Et de demander au gouvernement «  à l’occasion des débats parlementaires à venir, de se prononcer contre les dispositions introduites par l’amendement CL381 à l’article 17 du projet de loi no 2400 Immigration, intégration et nationalité  ». Quant à la Société française de santé publique, elle estime que « c’est toute la politique de lutte contre le sida   qui pourrait être remise en cause » [17] par l’adoption de la loi sur l’immigration.

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[1] Plan national de lutte contre le VIH/sida et les IST 2010-2014, p. 97

[2] Plan national de lutte contre le VIH/sida et les IST 2010-2014, p. 100

[3] Loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile. Ord. 2 nov. 1945, art. 12 bis 11° aujourd’hui codifié C. étrangers, art L. 313-11-11°

[4] Codifiés aux articles R.4127-47, R.4127-50 et R.4127-95 du Code de santé publique

[5] 16,7 % psychiatrie, 8,2 % hépatites, 5,8 % diabète, 5,5 % cardiologie, 4 % cancer, chiffres énoncés devant l’Assemblée nationale par le ministre de l’Immigration, séance 20 octobre 2010

[6] Circulaire DGS/SD6A no 2005-443 du 30 septembre 2005 relative aux avis médicaux concernant les étrangers atteints par le VIH, émis dans le cadre de l’application de l’article L. 313-11- 11o, du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Circulaire DGS/ SD6A/DHOS/E2 no 2006-250 du 8 juin 2006 relative à la prise en charge des patients migrants/étrangers en situation de vulnérabilité infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) dans les établissements de santé

[7] Instruction DGS/ MC1/RI2/2010/297 du 29 juillet 2010 relative aux procédures concernant les étrangers malades atteints de pathologies graves

[8] Analyses des dépenses au titre de l’Aide Médicale d’Etat, rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales et de l’Inspection Générale des Finances, novembre 2010, p. 17

[9] Rapport au Parlement, Comité interministériel de contrôle de l’immigration, 2009

[10] Rapport Inserm-UPMC, Migrations et soins en Guyane, novembre 2009, p. 37  ; Rapport Inserm-UPMC, Santé et migration à Mayotte, avril 2008, p. 65  ; Comede, la santé des Exilés, rapport d’activité et d’observation, 2009, p. 62  ; Médecins du Monde, L’accès aux soins des personnes sans autorisation de séjour dans 11 pays d’Europe, octobre 2009  ; Lot F et al., «  Parcours socio-médical des personnes originaires d’Afrique sub-saharienne atteintes par le VIH, prises en charge dans les hôpitaux d’Ile-de-France  », BEH, 2002  ; Enquête ANRS-Vespa, novembre 2004

[11] Lot F et al., Ibid

[12] Amendement Thierry Mariani

[13] Requête no 316625, 7 avril 2010

[14] Lettre aux sénateurs du 16 novembre 2010 et appel du 6 janvier 2011 des praticiens hospitaliers de l’hôpital Saint-Louis (Paris) et Henri Mondor (Créteil). Pour les contacter  : accessibilite.effective@gmail.com

[15] L’ODSE, le Ciss, la Fnars, l’Uniopss ont mené une campagne commune contre le projet de loi  : www.odse.eu.org. Et plusieurs associations ont déposé une motion à ce sujet lors du dernier comité de pilotage du Plan.

[16] Conseil national du sida, courrier du 22 septembre 2010 au président de la République

[17] Société française de santé publique, communiqué du 5 octobre 2010