Les homos de Damas : ce que je fais ne dit pas qui je suis

Publié le 3 janvier 2011 sur OSIBouaké.org

Par Florentin Cassonnet | Journaliste | 02/01/2011

Le hammam a pignon sur une rue traditionnelle et commerçante, tout près du célèbre souk Amidiyeh, dans le centre de Damas. Pourtant, il est bien connu pour être ce que d’aucuns appelleraient un « lieu de débauche ». Des vieux, des jeunes, gros, petits, barbus et imberbes, marchent seuls ou par deux, se toisent et se cherchent.

La configuration du hammam et l’opacité de la vapeur offrent assez d’intimité pour que les corps se rapprochent et c’est dans la petite pièce du coin que, finalement sans surprise, deux gros bonshommes quadragénaires et virils se livrent à un rapport bucco-génital.

Terme scientifique dont ne s’encombre pas le Saoudien habitué de cette surprenante fresque moyen-orientale : « Tout le monde baise avec tout le monde, ici », sont les mots qu’il choisit. Par contre, lorsque ce même Saoudien croise un groupe de jeunes compatriotes pour le moins déboussolés par la scène, il leur jure sur le Coran que seuls les déviants s’adonnent ainsi aux joies de la sodomie et de la fellation. Il faut bien garder la face.

Des hommes qui « baisent » des femmes dans un corps d’homme

En Syrie, comme en Arabie Saoudite d’ailleurs, « il n’y a pas d’homosexuels ». Tels sont les mots de plus ou moins tout le monde et si l’on va dans ce sens, on y croirait presque : ce sont des hommes qui « baisent » des femmes dans un corps d’homme, la grille de lecture s’opérant autour de la l’axe actif/passif. L’homme qui accepte que l’on prenne du plaisir par lui devient femme. C’est en tout cas le genre d’explication qu’on m’a servi, en toute bonne foi.

Dans les années 70-80, Michel Foucault publiait son essai sur l’« Histoire de la sexualité ». Il y exposait l’évolution du statut de l’homosexualité au cours des XVIII et XIXe siècles, passant d’un comportement et de pratiques (ce que je fais) à une identité (ce que je suis).

De toute évidence en Syrie, et plus largement au Moyen-Orient, ce que je fais ne signifie pas forcément ce que je suis. C’est pourquoi parler d’homosexualité dans certains milieux sociaux n’a pas vraiment de sens puisqu’on y apposerait un concept dit occidental sur une société qui ne l’est pas. Je dis bien « dans certains milieux » car il apparaît que, en haut de l’échelle sociale, on trouve plus facilement des homosexuels assumés, qui le revendiquent en tant qu’identité.

« Husayn essaie d’arrêter »

Ahmad et Muhammad – tous les prénoms ont été changés afin de protéger les personnes citées – ont tous deux la fraîche trentaine et envisagent de trouver un couple de lesbiennes pour vivre leur homosexualité dans un ménage à quatre. Ils vivent à Shaalan, quartier plutôt branché avec son parc, ses magasins et ses cybercafés.

Pour l’anecdote, les toilettes du parc son un lieu de plaisir express et les cybercafés, des endroits sûrs pour regarder du porno en toute liberté, ce qui peut parfois leur donner leur aspect un peu subversif mais somme toute plutôt sordide.

Ahmad et Muhammad sont à la fois une exception et la règle.

Une exception parce que la plupart des homosexuels en Syrie restent attirés par le mariage, la vie de famille, les enfants. Le fait que l’homosexualité ne fasse pas partie de l’identité maintient les attaches aux valeurs traditionnelles. Ainsi s’opère un véritable tiraillement, tiraillement qui pousse certains à assurer que « bientôt, ils vont arrêter les hommes et trouver une femme ».

« Husayn a un passé de cinq années d’homosexualité. Il essaie d’arrêter. » C’est ainsi qu’Anthony, un Américain trentenaire vivant à Damas depuis un an et bilingue en arabe, me présente sa relation du moment. Il finit par éclater de rire mais la description colle probablement parfaitement aux combats intra-psychiques que vit Husayn, qui parle de lui-même comme d’un héroïnomane qui devrait se faire traiter.

Il trouverait sûrement sans trop de difficultés quelques sheikhs bien intentionnés, fréquentant peut-être eux-mêmes le hamman évoqué plus haut, pour traiter sa « maladie ». Husayn montre à quel point la société parvient à contrôler le désir sexuel et ses manifestations. Et Husayn de rechuter dans sa drogue.

Un Américain : « Les gens se protègent »

Ahmad et Muhammad sont la règle parce qu’ils savent où s’arrêter. Ils ne se montrent pas. Sont plutôt méfiants. Anthony m’assure que sur les sites gays, la plupart des gens se disent actifs alors qu’« une grande majorité aime changer de position au cours de l’acte sexuel même ».

« Ces classifications ne servent donc finalement pas à grand-chose. C’est juste un autre élément du mystère.

Tout le monde est là pour la même chose, mais encore une fois, les gens se protègent. »

Et les étrangers de passage sont très prisés, car avec eux vient l’assurance de ne pas être avec un muhabarat (agent des services de renseignement). C’est ainsi que l’hypocrisie, la dénégation, le refoulement et le contournement entrent dans ces mécanismes de défense plutôt salutaires dans un pays où l’homosexualité reste un crime.

Illustration d’Anthony :

« Je me promène dans la rue, je rencontre un mec. On commence à discuter, et je sens quelque chose chez lui. Alors je lui propose qu’on aille chez moi. Réaction immédiate : “Non, non, je ne fais pas ces choses-là moi, je suis pas un pédé.”

Puis juste après, jetant quelques regards furtifs à droite et à gauche :

“Mais… il n’y a personne chez toi ? — Non. — Personne ne sera au courant ? — Non, personne. — OK, alors allons-y. Tu sais, j’ai jamais fait ça moi, c’est juste pour essayer.”

Tu parles qu’il n’avait pas essayé. »

On pourrait penser que l’ampleur des relations sexuelles entre hommes en Syrie est un phénomène conjoncturel dû à la ségrégation sexuelle et à la frustration. Pourtant, plus je regardais, car il s’agit bien d’ouvrir les yeux, plus le phénomène semblait s’enraciner profondément.

Impression renforcée si ce n’est confirmée à la lecture de poèmes d’Abu Nuwas, illustre poète de la Jahiliyya (l’Anté-Islam), célébrant souvent ouvertement l’homosexualité, voire l’amour de l’homme mûr pour le jeune garçon pubère.

Un coup d’intimidation des autorités ?

Difficile de savoir quoi penser dans ce bordel inextricable. Le 10 mai 2001, la police cairote avait lancé un raid sur le Queen Boat et arrêté une cinquantaine de personnes soupçonnées d’homosexualité.

Le milieu gay damascène attend un tel coup d’intimidation lors d’une de ses soirées régulières. Mais quand certains membres des autorités participent eux-mêmes à ces soirées, on évite de se tirer une balle dans le pied. Finalement, mieux vaut peut-être garder les yeux fermés.

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