Achille Mbembe : “La Françafrique ? Le temps est venu de tirer un trait sur cette histoire ratée”

La colonisation, la place de la France, le rôle de la Chine, la corruption... l’analyse critique et décapante du politologue camerounais Achille Mbembe, alors que “Sortir de la grande nuit”, son “Essai sur l’Afrique décolonisée”, est publié ces jours-ci.

Publié le 28 octobre 2010 sur OSIBouaké.org

Telerama -23 octobre 2010 - Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, et au département de français à Duke University, aux Etats-Unis, Achille Mbembe est l’un plus grands théoriciens du post-colonialisme. Alors que s’achèvera en novembre la célébration du cinquantenaire des indépendances africaines, son analyse des relations calamiteuses entre l’Hexagone et le continent noir, de leur nécessaire transformation et de la révolution radicale que l’Afrique doit opérer, est décapante. C’est à un travail critique sans concession que se livre cet observateur de l’intérieur, inlassablement occupé à sillonner l’Afrique et à se colleter avec les acteurs politiques, sociaux, économiques et culturels. Profondément impliqué « dans le sort de ce bout de notre monde », le politologue camerounais Achille Mbembe bataille, livre après livre, pour que vienne le temps de l’Afrique.

Le cinquantenaire des indépendances africaines est l’occasion de nombreuses commémorations en Afrique comme en France. Ces festivités relèvent-elles du symbole ou sommes-nous aujourd’hui à un moment charnière de l’histoire de l’Afrique ?

Au regard de ce qui s’est passé depuis 1960, ces festivités sont incongrues. Elles n’ont ni contenu ni symbolique. On cherche à recouvrir de quelques haillons ce que l’écrivain congolais Sony Labou Tansi appelait « l’Etat honteux ». La vérité est pourtant simple. Un demi-siècle plus tard, presque tout est à reprendre. Plutôt que de cérémonies, les peuples africains ont besoin d’une transformation radicale de leurs structures politiques, économiques, sociales et mentales. C’est leur rapport au monde qui doit changer. Le drame est que les forces aptes à conduire ce changement manquent à l’appel, quand elles ne sont pas fragmentées et dispersées. Et pourtant, le continent est à la veille d’extraordinaires mutations : bientôt plus d’un milliard de consommateurs potentiels ; un nouveau cycle de migrations internes et externes, en même temps que l’afflux de nouveaux immigrants, chinois en particulier ; le développement d’une civilisation urbaine sans précédent ; le renforcement d’une diaspora entreprenante, notamment aux Etats-Unis ; une explosion culturelle et un renouveau religieux qui tranchent avec la sénilité des pouvoirs en place.

Pourquoi la France a-t-elle autant de mal à penser de manière critique l’histoire de la colonisation, puis des indépendances africaines ?

Parce qu’elle a « décolonisé » sans « s’autodécoloniser ». La colonisation fut, au fond, une forme primitive de la domination de race. Après la décolonisation, la France a gardé presque intacts les dispositifs mentaux qui légitimaient cette domination et lui permettaient de brutaliser les « sauvages » en toute bonne conscience. Ces structures racistes de la pensée, de la perception et du comportement refont d’ailleurs surface aujourd’hui – même si c’est sous des formes différentes – dans le contexte des controverses sur l’islam, le port du voile ou de la burqa, la question des banlieues, de l’immigration ou de l’identité. Le racisme ayant été l’un des ingrédients majeurs de la colonisation, décoloniser signifie automatiquement déracialiser. Pour s’autodécoloniser, il eut fallu entreprendre un immense travail, à la manière des Allemands au moment de la dénazification. Il n’a pas eu lieu.

Par ailleurs, la France estime que même si cette histoire a été commune, elle n’est pas digne d’être partagée. Celà dit, je pense que les Africains qui cherchent à réinventer leur futur gagneraient à oublier la France. Elle n’est pas le centre du monde. Il est temps de regarder ailleurs et de ne pas lui reconnaître plus de pouvoir qu’elle n’en dispose vraiment.

Cinquante ans après, les indépendances africaines sont-elles une réalité ?

Les Africains ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs dirigeants. Les anciennes colonies françaises se sont transformées en satrapies gérées comme des fiefs privés, que l’on se transmet de père en fils. C’est l’une des raisons pour lesquelles, si on leur donnait le choix entre rester chez eux ou partir, plus de la moitié des habitants choisiraient de s’en aller. Plus que tout autre constat, ce désir généralisé en dit long sur la réalité des indépendances nègres. A peu près partout plane le spectre de Haïti – enkystement de situations autoritaires, « tonton-macoutisation » des élites et des classes populaires, recul de toute perspective révolutionnaire, et dans la plupart des cas, violences épileptiques sans projet émancipateur.

Pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy s’était fait le héraut d’une rupture avec la Françafrique. Trois ans plus tard, ce système est-il ou non en voie de disparition ?

Il ne faut pas s’attendre à ce que cette rupture vienne de l’Elysée. Ni Nicolas Sarkozy, ni aucun autre dirigeant de droite comme de gauche n’y mettront fin de leur plein gré. C’est aux forces sociales africaines d’imposer la rupture avec ce système de corruption réciproque, ou alors il perdurera. Le temps est venu de tirer un trait sur cette histoire ratée. Elle n’est porteuse d’aucun futur digne de ce nom. Au fond, cela aura été une relation passablement abusive qui ne reflète en rien la richesse et la densité des rapports humains établis depuis plusieurs siècles entre Français et Africains.

Les intérêts privés ont depuis une vingtaine d’années supplanté ceux de l’Etat dans la relation franco-africaine. Quelles en sont les conséquences ?

La privatisation de l’Etat n’a jamais été aussi patente dans la relation franco-africaine. Depuis l’Elysée, le prince gère, par le biais de mille courtiers et courtisans tant français que négro-africains, ce qui ressemble bel et bien à une basse-cour. Il entretient des relations non avec des Etats, mais avec des fiefs à la tête desquels se trouvent des satrapes, dont certains voyagent avec des passeports français, disposent de propriétés immobilières en France et de comptes dans des banques suisses. Cette logique patrimoniale, sans cesse lubrifiée par des prébendes et par une corruption réciproque, sert directement les intérêts des classes au pouvoir en Afrique et des réseaux affairistes français. Ni le Parlement français, encore moins les parlements africains n’exercent de droit de regard sur cette relation. Elle est en soi un vaste champ d’immunités qui contredit radicalement les principes démocratiques qui fondent la vie des nations libres.

Comment caractérisez-vous la nature de cette relation aujourd’hui ?

Sénile et abusive. Paternalisme mâtiné de racisme d’un côté, et, de l’autre, servilité, fourberie et crétinisme. Un miroir aux fantasmes. Rien de nature à séduire l’esprit. Un incroyable gaspillage à la fois de temps, de ressources et d’énergies.

L’arrivée de nouveaux investisseurs sur le continent africain (Chine, Inde...) sans lien néocolonial offre-t-elle de nouveaux modèles de coopération économique ?

Tout dépendra de la capacité des Africains à négocier ces nouvelles opportunités. Il faudrait utiliser les leviers chinois, indien ou brésilien pour ouvrir la voie à une redéfinition des termes de l’insertion africaine dans l’économie mondiale.

Pour ce faire, encore faut-il avoir des idées. Encore faut-il développer une stratégie continentale à long terme. Pour l’heure, le risque est grand que ces nouvelles opportunités ne soient récupérées au service de classes dirigeantes autochtones, dont la capacité de reproduction a toujours, historiquement, reposé principalement sur l’extraction et la prédation des richesses et jamais sur le pouvoir d’en créer et de fournir du travail à la population. Il faut sortir de cette vieille logique d’accaparement et de destruction, car elle ne contribue pas à la formation de patrimoines collectifs.

Vous écrivez que le fait majeur des cinquante prochaines années en Afrique sera la présence de la Chine. Quelles en seront les effets pour l’Afrique et ses autres partenaires historiques, la France et le Royaume-Uni ?

L’Afrique dispose de trois atouts : sa démographie – elle pèsera bientôt plus lourd que l’Inde –, pourvu que ces populations soient formées ; ses inépuisables ressources naturelles, hydrauliques et énergétiques ; ses grands espaces relativement vierges. C’est pour ces raisons que, dans sa stratégie de montée en puissance, la Chine a fait une place à l’Afrique. Elle est le seul grand acteur qui prête d’énormes capitaux publics aux Etats africains à des conditions défiant toute concurrence. Elle est le seul qui encourage l’émigration de ses surplus de population en Afrique. Aujourd’hui, il n’est presque plus de grandes métropoles africaines qui ne disposent de son « quartier chinois ». Pour autant, si le nouveau monde sino-africain qui se dessine doit être différent du vieux monde afro-atlantique, c’est aux Africains de l’imaginer. Il serait dommage qu’au vieil échange inégal entre l’Afrique et l’Occident vienne se substituer un nouveau cycle où le continent continue de jouer le rôle de pourvoyeur de matières premières, mais cette fois au profit de l’Asie. Les rapports avec la Chine ne devraient pas se limiter aux échanges économiques mais recouvrir aussi les champs de la culture et de l’art. C’est à cette condition qu’ils ouvriront la voie à une configuration inédite de la relation du continent au monde.

Les locations des terres arables à des entreprises étrangères – Arabie saoudite, Emirats, Chine – pour y implanter des cultures d’exportations se multiplient. Quelles en sont les répercussions ? Tout dépend du contenu des accords signés entre les Etats africains et les pays ou les compagnies en question. L’Afrique dispose de terres qui pourraient servir à nourrir la moitié de la population mondiale à des conditions qui ne détruisent pas l’environnement. Mais elle a aussi besoin d’investissements colossaux dans les infrastructures de base - routes, ports, aéroports et chemins de fer intracontinentaux, voies d’eau, télécommunications, réseaux d’approvisionnement en énergie hydraulique et solaire. Pour mettre une partie de la population au travail, elle a besoin d’initier un cycle de grands travaux sous la houlette d’autorités continentales mi-publiques, mi-privées, comme le fit Roosevelt aux Etats-Unis avec le New Deal. Si la location des terres arables s’accompagne de ces investissements, elle pourrait offrir de nouvelles perspectives de travail à une population qui n’a aujourd’hui le choix qu’entre la conscription dans des guerres sans fin ou la migration. Le seul pays où cette stratégie a été mise en place avec succès est l’Afrique du Sud. J’ajoute que, pour réussir pleinement ce type d’opération, il est aussi nécessaire d’investir dans les secteurs sociaux, l’éducation et la santé en particulier.

Vous avez une vision très sombre de l’évolution de l’Afrique, et particulièrement de l’Afrique francophone. Quels sont les fondements de cet « afro-pessimisme » ?

Les situations ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre et il y a, ici et là, quelques éclaircies. Il faudrait cependant être soit parfaitement cynique, soit aveugle et de mauvaise foi pour faire croire à qui que ce soit que l’Afrique est sur la bonne voie et qu’en bien des cas elle n’est pas en train de se fourvoyer.

La relation que l’Afrique entretient avec elle-même et avec le monde se caractérise par une vulnérabilité de nature historique. Celle-ci s’est souvent manifestée par l’incapacité des classes dominantes à mettre les gens au travail de manière à accroître les richesses collectives. Elle s’est aussi traduite par une relative impuissance à dicter ou à transformer les termes de l’échange avec le monde extérieur. Si s’interroger sur la nature de cette vulnérabilité et ne point se voiler la face par rapport aux impasses actuelles, dont certaines sont de notre fait, participe de l’afro-pessimisme, tant pis !

Le temps de l’Afrique viendra. Il est peut-être proche. Mais, pour en précipiter l’avènement, on ne pourra guère faire l’économie de nouvelles formes de la lutte.

Quelle part de responsabilité les élites africaines portent-elles dans ce bilan ?

Elle est considérable. Chaque pays a les élites qu’il mérite. C’est un problème de rapports de force entre les classes dominantes et la société. Quitte à utiliser un langage quelque peu anachronique, je dirais que la démocratie ne s’enracinera pas en Afrique sans un minimum d’antagonismes de classe. Tant que la structure sociale demeure gélatineuse et que les classes dirigeantes n’ont aucun compte à rendre à personne, elles peuvent faire ce qu’elles veulent des richesses nationales et n’ont aucune raison de servir l’intérêt public. Elles se servent par contre de l’alibi ethnique pour discipliner des groupes humains entiers et les détourner de toute volonté de changement en consolidant leurs propres intérêts.

En 2010, malgré la crise, la croissance en Afrique tourne autour de 4,5 %, beaucoup plus qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Un signe encourageant pour l’avenir ?

Cette croissance est très fragile. Elle n’est pas structurelle et se trouve donc à la merci d’un retournement de conjoncture. Nous continuons d’exporter des matières premières sans valeur ajoutée au lieu de les transformer sur place - ce qui, en plus de créer du travail et de l’expertise, procurerait de nouvelles rentrées fiscales aux Etats. Les conditions d’un véritable saut qualitatif ne sont toujours pas réunies. Propos recueillis par Marie Cailletet et Olivier Milot - Télérama n° 3169

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Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, dernier essai d’Achille Mbembe, qui sort aux éditions La Découverte, 244 p., 17 €.

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