Catastrophes humanitaires en pays pauvres

Point de vue sur les mécanismes du traitement médiatique des catastrophes. Magistral.

Publié le 18 février 2010 sur OSIBouaké.org

LeMonde.fr | 17.02.10 | par Bertrand Duterme [1]

Le violent séisme qui a ravagé Haïti en début d’année est venu le rappeler à qui en doutait : en matière de traitement des catastrophes naturelles en pays pauvres, il existe bien des "invariants", c’est-à-dire des réflexes, des élans, des logiques qui, quel que soit le contexte, en viennent à se répéter, avec plus ou moins d’intensité, pour le meilleur et pour le pire. Relevons-en cinq.

Premier invariant : l’alarme médiatique. Elle est indispensable, mais elle est aussi – souvent – sensationnaliste, superficielle et boursouflée. C’est connu, quand il s’agit d’informer l’opinion d’un désastre, on a tous les droits. Celui surtout de simplifier à l’extrême, de mettre en scène, de focaliser sur "le plus parlant". Micro au poing, l’air contrit, comme en aparté sur fond de cohues et de sang, le journaliste "dépêché dans l’enfer dès les premières heures du drame" alimente le téléspectateur abasourdi. Des images spectaculaires, des "témoignages poignants", des "récits exclusifs" : "Nous avons été les premiers sur place… Les dégâts sont considérables… Le chaos règne… Les premiers chiffres font état de milliers de morts… L’aide arrive… Nos militaires sauvent des vies… Les gens sont reconnaissants… Mais il y a des pillages… Il va falloir reconstruire… Voilà, Claire, tout ce que l’on pouvait dire sur la situation ici." Le refrain se répète à l’envi, tant que l’émotion ne fléchit pas. Surenchère descriptive jusqu’à saturation.

Deuxième invariant : l’emballement compassionnel. Il est indispensable, mais il est aussi – souvent – ingénu, sélectif et irrationnel. C’est connu, quand on donne, quand on veut le bien, on a tous les droits. Celui d’abord de préférer telle urgence, tel bénéficiaire, tel enfant désespéré à tel autre, en vertu de critères pas toujours conscients ou avouables, mais réels : des critères de proximité et d’émotion ressenties, de confiance, de reconnaissance, de disponibilité, de poids moral ou médiatique. A gravité égale, deux catastrophes distinctes n’ont pas les mêmes chances de nous apitoyer. Le droit ensuite d’exiger du bénéficiaire choisi, de la victime élue, de l’humanitaire ou du journaliste préféré, qu’il ne bride pas ce "formidable élan de générosité", qu’il soit digne, immédiatement efficace, redevable, éploré… "J’ai deux mains, je voulais aller aider sur place, MSF   m’a répondu que ce n’était pas possible… C’est criminel !" "On doit tous faire un geste, ça pourrait nous arriver." "Il y a des enfants perdus plein les rues… pourquoi freiner les adoptions ?"

Troisième invariant : la déferlante humanitaire. Elle est indispensable, mais elle est aussi – souvent – obligeante, suffisante et arbitraire. C’est connu, quand on vient sauver des vies, on a tous les droits. Celui d’abord de parer au plus pressé, de s’installer et de planter son drapeau – il en a fallu de la présence d’esprit à l’urgencier états-unien au moment de charger l’avion-cargo en partance pour le lieu du drame pour ne pas oublier les milliers de fanions à distribuer. Le droit ensuite de snober réalités et acteurs locaux, de conforter l’idée d’un Nord zélé au service d’un Sud invariablement chaotique. "Nos interlocuteurs locaux ne sont pas fiables, nous ne devons compter que sur nous-mêmes." Peu importe que, dans la plupart des catastrophes, les solidarités de proximité sauvent de facto bien plus de vies que les brigades humanitaires, le droit d’ingérence s’impose. Il est devoir moral et défi logistique. Exclusivement. Toute autre considération serait déplacée. L’élan interventionniste est justifié et désintéressé.

Quatrième invariant, inévitable : la retombée médiatique, compassionnelle, humanitaire... La retraite, l’abandon. Dans la frénésie unanime des premiers jours de la catastrophe comme dans l’essoufflement graduel des semaines qui suivent, les trois pôles agissants sont intrinsèquement interdépendants. Pas de donateurs sans journalistes, pas d’humanitaires sans donateurs, pas de journalistes sans audience… ils se nourrissent mutuellement. L’urgence passée, la lassitude va gagner, l’actualité chaude se jouer ailleurs, et le pays meurtri quitter l’avant-scène. Les besoins restent entiers, les choix décisifs sont encore à venir, les rapports de forces pourraient évoluer… trop tard, on ne saura pas dans quelles conditions la vulnérabilité de la région à un prochain séisme, à un prochain ouragan sera ou non atténuée. Seule une noria de "développeurs" de toute obédience, plus ou moins alignés sur l’agenda de leurs partenaires locaux, vont persister sur place.

Le dernier invariant – la dépolitisation du problème – traverse les quatre premiers. Il domine à chaque instant du traitement des catastrophes naturelles en pays pauvres. Et tend à plomber l’ensemble de la démarche. La décontextualisation du désastre, sa naturalisation, sa "fatalisation". La faute à pas de chance, à "la malédiction" ou aux "mauvais choix architecturaux" des autochtones... Condition de l’alarme, de l’emballement et de la déferlante, la lecture dominante évacue en effet toute interrogation fastidieuse. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi le même déchaînement naturel fait-il ailleurs cent fois moins de victimes ? Démantèlement des capacités des Etats, prêts conditionnés à la libéralisation, évasion fiscale, dumping alimentaire, liquidation des agricultures vivrières, accaparement des terres, pressions agro-exportatrices, déforestation, exodes ruraux, entassements urbains… Autant de registres peu explorés, d’intérêts peu questionnés, d’orientations peu remises en cause.

Au total des invariants, c’est bien en cela que l’humanitaire tend à s’invalider : il répond plus à sa propre logique qu’à celles des pays où il se fait fort d’intervenir.

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[1] Bernard Duterme est directeur du Cetri - Centre tricontinental (Louvain-la-Neuve, Belgique).