Traumatisme et adoption, un regard clinique

Publié le 29 janvier 2010 sur OSIBouaké.org

OSI Bouaké, Sandrine Dekens [1], le 29 janvier 2010

Les événements récents survenus en Haïti amènent aujourd’hui des enfants de ce pays à arriver en urgence en France pour y être adoptés. Cette succession d’épisodes bouleversants dans la vie d’un enfant conduit à un cumul de risques traumatiques, non équivalents entre eux, très fortement susceptibles de produire une importante blessure psychique, qui peut rester invisible et qui nécessite une prise en charge professionnelle sans délai. Après la publication du texte de Bernard Golse sur ce sujet (Lire son article du 25/01/10), j’ai souhaité lui emboiter le pas et revenir sur les conséquences cliniques d’un tel cumul.

Une succession d’évènements traumatiques

Un tremblement de terre. Pour commencer, l’exposition à un tremblement de terre d’une forte amplitude est susceptible de produire un état de stress post traumatique chez les enfants qui l’ont vécu. Cet état est pour partie lié à la perception d’un risque de mort imminente, pour soi et pour ceux que l’on aime, à la frayeur intense résultant du vécu d’anéantissement, associée à un sentiment d’impuissance dans une atmosphère de fin du monde, ainsi qu’au contexte de survie qui a suivi le tremblement de terre. Que l’enfant ait vécu lui-même des scènes d’horreur ou qu’il en ait été le témoin (auditif, oculaire, etc.), et quel que soit son âge, fut-il un bébé, il conservera des traces psychiques du trauma.

Frederic Koening, Haïti, 2005, Sophot.com

Des traumatismes antérieurs. Un traumatisme actuel est toujours susceptible d’en réveiller un précédent, et pour certains enfants haïtiens, il est possible que le traumatisme lié au tremblement de terre soit venu s’inscrire dans un psychisme déjà fragilisé. En effet, les enfants qui vivent dans les orphelinats haïtiens ont bien souvent déjà un parcours traumatique parfois considérable : misère, faim, maltraitance, ils ont été livrés à eux-mêmes (enfant des rues), ont eu très jeunes la responsabilité de leurs frères et sœurs. Ils ont pu souffrir d’un contexte politique violent et répressif. Certains ont subi la perte d’un ou des deux parents (pour cause de misère, maladie ou suite à des violences), d’autres sont des enfants abandonnés.

Un transfert en France. Avec leur transfert en France, ces enfants qui avaient déjà vécu un certain nombre de pertes antérieures auxquelles s’ajoutent celles liées à la catastrophe, vont alors perdre leur « berceau culturel » (langue, odeurs, familiarité de l’environnement, etc.), ce qui « donne du sens à leur monde » et vont être plongés dans un vécu de profonde étrangeté. Dans les thérapies de jeunes adultes ayant été adoptés enfants en Haïti, certains ont raconté qu’ils étaient pour la première fois en contact physique avec des personnes blanches. Ils vont être brutalement confrontés au passage brutal d’un monde à l’autre, d’un monde de la carence et du manque à celui du trop-plein. Les enfants arrivants seront donc exposés à la frayeur, l’insécurité et l’incompréhension, ce qui risque de déborder leur psychisme. « J’ai vu (des enfants haïtiens) qui arrivaient à Paris prostrés et réfugiés dans le mutisme, après avoir subi de multiples traumatismes : celui de l’abandon, du séisme, puis du transfert », a déclaré Nadine Morano dans Le Point du 27/01/10.

Une adoption plénière. Comme l’ont montré nos travaux de recherche antérieurs (Lire : Dekens, S. (2006), « Fabrication, initiation, métamorphose et traumatisme », in Exposés et sauvés. Le destin singulier des enfants adoptés à l’étranger, Mémoire de psychologie clinique et psychopathologie, Saint-Denis : Paris 8, pp 56-57), le processus auquel est soumis l’enfant étranger au cours de son adoption plénière vise à fabriquer une nouvelle identité (construction d’une fiction juridique par effacement des filiations antérieures, réécriture de l’acte de naissance et changement de nom) qui doit donner naissance à une nouvelle personne. Ces interventions peuvent être qualifiées de traumatiques au sens où elles provoquent une effraction qui va initier une réorganisation profonde du psychisme de l’enfant, et le déclenchement d’un processus métamorphosique. C’est pourquoi nous avions mis en évidence dès 2005, que le dispositif de l’adoption internationale a en soi une dimension traumatique. Il produit un temps zéro dans la vie de l’enfant, ainsi que des effets de déculturation et de désaffiliation, qui sont pensés comme autant d’étapes considérées comme nécessaires pour créer les conditions favorables pour accueillir une nouvelle filiation, une nouvelle culture, une nouvelle famille.

Des parents bouleversés. De l’autre côté de l’océan, les futurs parents de ces enfants ont également été des témoins de la catastrophe par médias interposés, et ont absorbé une grande quantité d’images, bouleversés d’inquiétude et saisis d’une empathie très forte envers leur enfant. Ils ont eu peur pour les enfants, peur qu’ils meurent, qu’ils disparaissent, soient blessés, seuls et terrifiés. Ces futurs parents peuvent manifester également des symptômes traumatiques (ex : difficulté à « décrocher » des actualités, avidité morbide face aux images, cauchemars, forte anxiété, oppression, sensations de désastre imminent…). Dans ce contexte, ils peuvent mettre en scène des « retrouvailles » pleines d’émotion avec un enfant qui pourrait se sentir très insécurisé face à ceux qui ne sont pour lui encore que des étrangers.

"J’aurais aimé être près de toi lorsque le tremblement de terre a passé... J’aurais aimé être là pour te réconforter... J’aurais aimé te venir en aide et apaiser tes pleurs... J’aurais aimé panser tes blessures et te donner à boire... J’aurais aimé te dire "je t’aime"... Comme j’aimerais perdre cette boule dans la gorge et ce noeud qui font que je suis si mal et inquiète". Manuela, Blog Petit soleil d’Haïti, 14/01/10

L’extrême fragilité psychique des enfants. Les futurs parents devront donc accueillir un enfant privé de toutes ses enveloppes protectrices, un enfant « à vif », marqué par les pertes et se sentant étranger au monde qui les accueille. Pour que cet enfant puisse devenir très progressivement leur fils/fille, et que cette surexposition à des événements traumatiques sur une courte durée n’hypothèque pas ses capacités de récupération, les soins psychiques sont nécessaires. Les familles ont intérêt à se tourner vers des spécialistes du traitement du traumatisme (en particulier chez l’enfant) et de la psychologique en terrain humanitaire. A défaut, ils peuvent se tourner vers des psychothérapeutes non spécialisés dont l’approche donne une large place aux éléments de contexte (ex : thérapie familiale) et qu’ils informeront de la situation de l’enfant.

Les manifestations cliniques du traumatisme psychique

Les manifestations peuvent considérablement varier selon l’âge de l’enfant, son parcours antérieur au tremblement de terre, et ce qu’il a vécu pendant et après le séisme.

Pendant l’exposition au danger, les bébés et très jeunes enfants qui ne peuvent courir et s’enfuir, se protègent de manière réflexe « en faisant le mort » : le corps reste immobile et entre dans une sorte de léthargie physiologique, ses fonctions vitales ralentissent. Au niveau psychique, cet état de « gel » des sensations et des émotions (« freezing ») correspond à une protection, mais également à un état de sidération face à l’impensable, une incapacité à organiser les événements et à leur donner du sens.

Juste après l’exposition au danger, comme saisis par la frayeur, il se peut que certains enfants, en grand état de choc, montrent un état de vigilance accrue comme dans l’expectative d’une nouvelle menace : attention très vive aux bruits, enfant sur le « qui-vive », montrant une tension corporelle importante, une certaine agitation, pleurant beaucoup, dormant peu…

Dès lors que le danger semble écarté, la réaction immédiate paraît fort surprenante : l’enfant continue « comme avant », « comme s’il ne s’était rien passé ». Il peut n’y avoir aucune manifestation clinique, mais pour autant, cela ne signifie pas que l’enfant soit indemne. Et pourtant, il sourit, il joue, il paraît insouciant… Les deux témoignages ci-dessous montrent très bien cette mise entre parenthèse psychologique qui surprend les secouristes.

Extrait du témoignage de Dany Laferrière : « Plus de douze heures après, on a pu sortir (ndr : des décombres) le bébé qui n’avait pas cessé de pleurer. Une fois dehors, il s’est mis à sourire comme si rien ne s’était passé ». Dany Laferrière, « Tout bouge autour de moi », 21/01/10

Extrait du témoignage d’un secouriste : « Elle était retenue prisonnière par trois grosses dalles de béton. La première dalle tenait sur des chaises en plastique de jardin, c’est ce qui l’a maintenue en vie. Pendant une semaine, elle n’a vu le jour qu’à travers de minces interstices entre les pierres. (…) La dalle a commencé à bouger et on a pu introduire une caméra infrarouge. Je lui ai demandé : « Comment ça va ? ». Elle m’a répondu : « Ça va et vous ? ». Elle répétait que tout allait bien, c’était incroyable. Et quand enfin, on a pu écarter la dalle, la première chose qu’elle a faite, c’était de nous tendre son sac à main ! Et moi, je me disais : « C’est dingue : sept jours dans une prison de pierre, dans le noir, mais moi, mon sac à main, ça aurait été le cadet de mes soucis ! ». Blog Le Monde, 25/01/10

Le psychisme de l’enfant a été débordé par des éléments qui n’ont pu être intégrés. L’événement traumatique risque ainsi de rester flottant dans le psychisme comme un corps étranger, et de constituer une sorte de « boîte noire » susceptible de s’ouvrir, parfaitement intacte, des années après. C’est ce qu’on appelle le risque de réactivation traumatique. Un traumatisme psychologique silencieux peut se réactiver des années plus tard, à l’occasion d’un événement qui semblera tout à fait anodin. Cinq, dix ou vingt ans plus tard, le traumatisme est susceptible de se réveiller intact, comme au lendemain du tremblement de terre.

Passé un certain temps après les événements, certains parents ne tarderont pas à s’apercevoir que l’enfant qui semble pourtant aller bien et qui n’évoque jamais les événements qu’il a traversés, donne pourtant à voir des manifestations cliniques qui peuvent sembler sans rapport avec le séisme : plaintes et atteintes somatiques, énurésie, évitement de certaines situations, cauchemars et terreurs nocturnes, reviviscences, problèmes cognitifs et affectifs, dépression, agitation etc. En réalité, le film des événements tourne en boucle dans sa tête, sans que l’enfant en soit toujours conscient, et il cherche à donner du sens à ce qui s’est passé.

Les conditions de la récupération

Nous savons combien la capacité à dépasser un état post-traumatique est pour grande partie liée à la question du sens à donner aux événements, en particulier de construire un récit organisateur. Pour cela, l’inscription dans un groupe culturel, un collectif social est fondamental pour pouvoir se reconstruire (ce que montrent de nombreux travaux de psychologie dont le récent travail de Marion Feldman sur le devenir des enfants juifs ayant été cachés en France pendant la guerre). La culture fournit une véritable « matrice de sens » pour les événements de la vie des individus, des plus quotidiens aux plus exceptionnels. Eloignés de leur pays, les enfants haïtiens perdront la dimension collective de leur vécu et la fonction contenante de leur groupe culturel. Isolés, ils ne partageront plus le même destin social que leurs pairs et seront donc coupés d’une partie de leurs capacités de récupération. Ils auront sans conteste, besoin de soins psychologiques. Inscrire les événements traumatiques dans une chaine de sens sera tout l’enjeu du traitement psychothérapeutique, démarche absolument nécessaire à entreprendre rapidement, quel que soit l’état psychologique manifeste des enfants arrivant d’Haïti. C’est dans la mise en œuvre de cette démarche thérapeutique que réside la seule urgence qui concerne directement les personnes qui vivent en France et accueillent des enfants haïtiens ayant vécu les tremblements de terre de ce début d’année.

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[1] Psychologue clinicienne / Psychologie géopolitique, psychothérapeute