Désordre mental et perception inuit

Quelles sont les différentes perceptions de ce que l’on appelait avant la “folie” ?

Publié le 17 décembre 2009 sur OSIBouaké.org

8 décembre 2009 - Regards sur la folie - par Laure Gruel et Stephane Moiroux

Quelles sont les différentes matrices d’interprétation des désordres mentaux, dans la culture inuit, aujourd’hui ? Que distingue t-elle comme catégories pathologiques et quels sont les moyens thérapeutiques qu’elle se donne ?

Ce qui suit n’a rien d’une analyse ethnopsychiatrique. Il s’agit d’une synthèse d’observations, de lectures et d’entretiens (psychologue, psychiatre, ainés, patients, familles...) réalisés à Kuujjuaq sur une période de deux mois, concernant la perception et la prise en charge de la schizophrénie. Ce travail a révélé plusieurs limites : ignorance de la langue inuktitut, modestie du temps passé, méconnaissances de certains concepts anthropologiques.

Les termes mêmes de psychose et de délire font l’objet de nombreux débats chez les spécialistes. Choisissons les définitions, simplistes mais très usitées "d’altération du sens de la réalité” pour qualifier le premier terme et de “perception erronée” pour le second.

Freud expose dans Totem et Tabou, “l’humanité aurait, dans le cours du temps, connu successivement [..] trois grandes conceptions du monde : conception animiste (mythologique), conception religieuse et conception scientifique”. A Kuujjuaq, ces trois conceptions partagent la même temporalité. La perception de la psychose, polymorphe, diffère selon chacun de ces cadres de pensée. Elle est étroitement liée à la compréhension du monde, à ce qui y fait sens, et aux interprétations que la culture lui donne.

Conception scientifique

La pensée scientifique, introduite par la médecine des Blancs, est la plus récente et la plus répandue. La schizophrénie est diagnostiquée par le psychiatre, lors de ses visites dans le Grand Nord, selon le manuel Diagnostic et Statistique des troubles Mentaux -le dsm-. Cette “bible” se fonde sur certains critères (symptômes et traits de personnalité) pour déterminer qui est malade et qui ne l’est pas. Elle classe les différentes sortes de troubles mais ne fournit pas de piste étiologique, ni ne s’intéresse à l’histoire du patient, aux facteurs environnementaux ou aux processus interactionnels. La prévalence de la schizophrénie serait la même au Nunaviq qu’en Occident (1% de la population).

La logique de soin qui découle de ce diagnostic est un traitement médicamenteux, ainsi qu’une prise en charge sociale visant une réinsertion au sein de la communauté. A Kuujjuaq, certains schizophrènes vivent dans des appartements thérapeutiques (voir article Ippigusugiusavik : une maison pour « ceux qui ne marchent plus seuls ») alors que d’autres sont suivis, en ambulatoire, par l’hôpital. Selon la gravité de la désorganisation ils peuvent également être envoyés au service psychiatrique de l’hôpital Notre-Dame à Montréal.

Le courant de pensée partagé par les praticiens est plus cognitivo-comportementaliste que psychanalytique, la psychiatrie plus biologique que dynamique. Cependant, le médecin généraliste et le psychiatre cherchent à interroger leurs patients sur leur vécu, forcément unique. Ils observent que les inuit, psychotiques ou non, ont souvent besoin de plus de temps pour parler de l’intime.

Un important effort d’information a été initié pour sensibiliser la communauté inuit, à l’aide de prospectus et de réunions, à la détection et la compréhension d’un trouble mental.

A l’heure de la mondialisation, les croyances sont réorganisées selon les strictes catégories du dsm. Il s’agit, pour les inuit, d’une nouvelle compréhension de l’expérience psychotique.

Conception religieuse

A cette scientifique pensée, se mêle et s’entremêle la perception religieuse. Les anglicans puis les catholiques et enfin les pentecôtistes sont venus ce dernier siècle évangéliser le territoire du Nunavik. Le christianisme n’a pas seulement été vécu comme une importation mais plutôt comme une forme de religion où se sont intégrées les convictions traditionnelles, créant ainsi un système de croyances syncrétique.

La religion est très présente dans la vie des villages. Elle constitue souvent une ressource importante. Les anglicans proposent des impositions des mains et des prières à celui qui le demande. L’église pentecôtiste interprète les délires, souvent mystiques, comme une possession diabolique et pratique l’exorcisme sur le “possédé”. Selon le psychiatre, les prières et les impositions des mains peuvent avoir un effet thérapeutique. En effet, elles permettent à la communauté de se rassembler autour de celui qui souffre et ainsi de le reconnaitre, de l’accepter et peut-être, d’en avoir moins peur. L’exorcisme lui, en donnant une crédibilité au délire ne peut qu’accentuer la désorganisation psychique du schizophrène.

La possession par le diable est une lecture du trouble assez populaire. Les familles de psychotiques, ou le psychotique lui-même, se tournent fréquemment vers l’église. Les explications religieuses sont moins stigmatisantes que les diagnostics posés par l’hôpital et sous-entendent que la personne puisse guérir.

Conception traditionnelle

Enfin, la troisième conception, qu’il faut aller chercher chez les aînés, remonte à l’époque des croyances animistes. Cette réalité, en partie disparue, est difficile à reconstituer.

Les maladies mentales et les comportements anormaux étaient habituellement attribués à la violation d’un tabou, à la perte de l’âme ou à l’intrusion d’esprits hostiles. Les hallucinations étaient tolérées et comprises comme des communications avec des esprits. Ceux qui en présentaient étaient désignés comme nuliatsalik et uitsalik -le ou la fiancée-. Ils menaient une vie parallèle avec un partenaire invisible, dans une autre dimension.(voir article Unipkaren, raconte-moi une histoire ! ). Le monde était peuplé d’êtres invisibles, et interagir avec eux n’étaient pas signe de déviance ou d’anormalité, tant que la fonction sociale n’était pas trop perturbée. Aujourd’hui certains patients, diagnostiqués schizophrènes, décrivent vivre ce même phénomène de fiancé invisible.

Auparavant, le chaman pouvait être appelé. Il avait le pouvoir de manipuler les âmes -chaque homme en aurait trois différentes- voyager dans le monde invisible et affronter les esprits. En soignant le possédé, il cherchait à chasser l’esprit malin mais également à restaurer l’harmonie sociale.

Inclusive, la société inuit tolérait habituellement ces étranges comportements. Des attitudes vues comme schizophréniques en Occident (apathie, émoussement des affects, altération du cours de la pensée...) étaient jugées acceptables par la société. La valeur inuit de non-ingérence, toujours forte aujourd’hui, se traduisait par l’absence d’implication dans la vie d’autrui (conseils, ordre), par respect de son autonomie. Cependant, lorsque les troubles s’exprimaient par un comportement estimé dangereux par et pour la communauté, et que les techniques de soins et de régulations sociales avaient été épuisées, l’exclusion s’imposait. Cet ostracisme pouvait être temporaire comme définitif, ce qui signifiait, à ces latitudes, une mort certaine. La communauté prévalait sur l’individu.

En fait, l’inuktitut n’a pas développé de système classificatoire ni de termes relatifs à la maladie mentale. La langue reflète la pensée. Les mots utilisés, en inuktitut, désignent des états et non des catégories de personnes, évitant ainsi les étiquettes et les stigmatisations. La maladie est vue comme un phénomène accidentel et transitoire. Aujourd’hui, même si la plupart des inuit utilisent la langue anglaise, les traducteurs inuktitut sont souvent pris au dépourvu lorsqu’ils doivent traduire les questions du psychiatre. Ils peuvent utiliser isumaaluktuq, littéralement “trop penser, être excessivement préoccupé”, ou isumaqangngituq, "pas de pensée, ne pas avoir d’esprit”. Ces terminologies sont plutôt vagues et regroupent des troubles aussi variés que la légère angoisse, ordinaire, le handicap   mental ou la psychose paranoïde. Le normal et le pathologique ne sont pas vraiment identifiés et distingués par la langue.

Une ainée, très appréciée et reconnue dans le village, raconte sa façon de soigner apprise de sa tante guérisseuse :

Il y avait une jeune femme qui était possédée. Dans ma culture, l’esprit voyage d’une personne fragile vers une autre. Je lui ai dit de me décrire ce qu’elle voyait -un homme appuyé contre la fenêtre-. Il essayait de la posséder. “Cet esprit prétend qu’il est bon, ce n’est pas vrai, dis-lui de rester loin de toi, dis-lui.” La jeune femme l’a vu partir par la fenêtre. Il peut y avoir deux sortes d’esprits, des bons et des mauvais. Ils manipulent les gens. Enfant, j’entendais ma grand-mère parler aux esprits “mauvais esprit tu ne m’auras pas, je suis forte”.

Le fait de contrôler sa pensée permet ainsi de contrôler les esprits. Cette ancienne pratique reste toutefois marginale et il est difficile d’évaluer le nombre de personnes y ayant recours. Ce “soin” n’est pas toujours bien vu : “aujourd’hui c’est compliqué, ce système des Blancs est très lourd. Je leur explique, mais personne n’écoute”. Le système hospitalier, bureaucratique et administratif diffère de la fragile relation tissée avec le guérisseur.

Conséquences sur la prise en charge

Ainsi, il n’existe pas de conception homogène du désordre mental, et de la schizophrénie. Certains inuit adoptent exclusivement la méthode “moderne” de la psychiatrie. D’autres se tournent en premier lieu vers la religion, avant de frapper à la porte de l’hôpital alors que certains choisissent d’aller voir des aînés considérés comme guérisseurs -il n’y a officiellement plus de chaman au Nunaviq-. En fait, la majorité associent les trois approches, navigant entre ces conceptions, et voguant d’une ressource (traditionnelle, religieuse, hospitalière) à l’autre, sans cohésion apparente. Les interprétations de cette singulière expérience se chevauchent.

Toutefois, les personnes psychotiques restent très souvent, et très longtemps, insérées dans leur famille, au sens large : elles peuvent par exemple passer trois mois chez un oncle afin de soulager les parents. Les relais familiaux sont nombreux. Cette attitude tolérante et inclusive explique pour l’hôpital des retards de diagnostics. C’est souvent l’infirmière du village qui note des signes évocateurs de la psychose et elle qui conseille une consultation psychiatrique.

Néanmoins si la personne malade met en danger la communauté ou lorsque la famille est épuisée, une forme d’exclusion, évoquant l’ostracisme d’antan, peut être décidé. La personne est alors bannie de son village. Il lui sera permis de revenir lorsque son comportement sera stabilisé (par les médicaments). Dans bien des cas, des excuses publiques à la radio locale sont recommandées.

Chacun, selon ses croyances, son village et ses expériences agit différemment. La perception de la psychose et du délire semblent être avant tout une construction individuelle dépendante des différents cadres de pensées véhiculées par cette culture en pleine transition.

Quelle place à l’invisible ?

On peut se poser la question de la prévalence de la schizophrénie avant l’arrivée des Blancs. Cette interrogation soulève le débat entre les universalistes (les différents types de désordres mentaux se retrouvent partout dans le monde mais s’expriment selon des modèles d’expressions propres à chaque culture. Un “prêt-à-porter” culturel habille le processus pathologique, universel) et les relativistes (les types de maladies mentales sont spécifiques à chaque culture. Les diagnostics ne peuvent avoir de caractère universel). Le débat s’enrichit, ou se complexifie, avec ceux qui défendent l’idée d’une schizophrénie causée par la génétique (donc apportée par la rencontre, génétique, avec les Blancs) et ceux qui restent persuadés que la société occidentale aurait perverti les “primitifs”, et serait à l’origine des désordres mentaux. Rien ne dit, ni les recherches, ni les aînés interrogés, que les inuit vivaient dans un paradis mental exempt de tout trouble psychique. Mais la prudence est de mise. Les processus culturels, d’hier et d’aujourd’hui, sont complexes. On pourrait par exemple reprocher à la psychiatrie de “psychiatriser” un trouble vu comme une manifestation spirituelle. Là où il y a possession, y a t-il nécessairement délire ou hystérie ? La psychologie écrase t-elle la dimension spirituelle ? Les possessions ne sont-elles pas des moyens de communication, culturellement codés ?

Ces différentes perceptions, si elles témoignent de l’évolution des modèles de pensées d’une culture, posent plus précisément la question du statut du trouble, en particulier des hallucinations. Quelle place à l’invisible ? Au temps des croyances animistes les barrières entre monde visible et monde invisible étaient minces, et non étanches. Une hallucination ou un délire (enfin ce que nous interprétons comme tels) pouvaient refléter le lien au monde invisible. Cette dimension était accessible au chaman. A l’aide d’alliés spirituels -plantes, rituels, chants-, il négociait avec les esprits et rétablissait un équilibre. Le trouble était ainsi perçu comme extérieur à la personne. Certains traitements pouvaient d’ailleurs être assez sévères car destinés à l’esprit malin incarné et non à la personne elle-même.

La science opère l’exclusion des réalités invisibles et réorganise les perceptions(1). Rationaliste, elle remet en cause la “réalité” des hallucinations. Le discours du patient n’est plus entendable car non sensé. Celui qui est en lien avec le monde invisible devient un insensé. “Le fou se comporte comme un étranger dans la mesure où il ne partage pas la même perception du réel, qu’il ne s’associe pas à la même communauté d’observation, aux mêmes présupposés de découpage du réel entre le visible et l’invisible.” (Giraud). Le surnaturel n’ayant plus droit de cité, la personne devient malade en raison d’une cause interne : biologique, psychologique ou psychogénétique. “Le sujet démocratique moderne pense que l’invisible s’est retiré du monde pour le laisser seul et autonome” (Giraud).

(1) Par science, nous parlons ici de la biopsychiatrie, celle qui n’envisage que le déterminisme biologique comme cause des troubles. La psychanalyse -non présente au Nunaviq- redonne une certaine existence à l’invisible avec la découverte, ou la création, de l’inconscient.

A lire

  • Devereux G., Essais d’ethnopsychiatrie générale, Broché, 1970
  • Freud S. Totem et Tabou, Petite Bibliothèque payot, 1912.
  • Giraud F., l’invisible : psychiatrie, histoire et pratique de l’altérité in L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3, pp. 431-440
  • Kirmayer L, Corin E, Corriveau A. et Fletcher C. Culture et maladie mentale chez les Inuit du Nunavik Santé mentale au Québec, vol. 18, n° 1, 1993, p. 53-70.
  • Kirmayer L, Fletcher C, Corin L,Boothroyd L. « Inuit concepts of mental health and illness : An etnographic study ». University Mc Gill, 1999.
  • Littlewood R., Nosologie et classification selon les cultures : « syndromes liés à la culture » in L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3, pp.443-466
  • Nathan T, Stengers I, Andréa P, Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie ? Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.

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