Lutte contre le SIDA : Les enjeux de la science et de l’expertise dans les mouvements sociaux

Publié le 20 mai 2005 sur OSIBouaké.org

Savoir = pouvoir d’après Ecorev revue critique d’ecologie politique Sociologue au CNRS et auteur de Comment lutter ? (Paris, Textuel, 2004), Lilian Mathieu aborde dans cet article les liens qui existent entre le savoir et le politique dans les mouvements récents (lutte contre le SIDA  , écologistes, altermondialistes, anti-OGM, etc.) en choisissant l’approche de l’expertise dans le militantisme.

Nouveauté du recours des mouvements sociaux à l’expertise ? L’assertion, fréquente parmi les observateurs des mobilisations contemporaines, fera sourire qui n’oublie pas que, dès le XIXe siècle, le mouvement ouvrier s’est constitué autour d’un corpus d’analyses critiques du fonctionnement de l’économie capitaliste. S’il y aurait sans doute aujourd’hui quelque anachronisme à employer pour les désigner le terme d’ "experts", des hommes comme Marx ou Proudhon ont incarné ces figures de "savants engagés", convaincus que les luttes d’émancipation ne peuvent se dispenser d’une connaissance aiguisée de la réalité sociale, économique ou politique qu’elles contestent.

Pour nécessaire qu’il soit, ce rappel à la relativité de la "nouveauté" du recours à l’expertise par les mouvements sociaux ne doit pas, en retour, porter à méconnaître les transformations qui se sont opérées, au cours des dernières décennies, dans les rapports entre connaissance savante et activité contestataire. Le domaine du savoir, tout d’abord, a en s’autonomisant été l’objet d’un processus d’extrême spécialisation, et il n’est plus possible de disposer, comme l’étaient les hommes des Lumières et comme Marx l’était sans doute encore dans une large mesure, d’un savoir encyclopédique couvrant l’ensemble des branches de la science. Ensuite en ce que la démocratisation scolaire, en éliminant certains barrages à l’accès au savoir, a permis à des fractions croissantes de la population de s’approprier des éléments importants (quoique souvent fragmentaires) des connaissances scientifiques. Ce faisant, ce dernier processus a également eu pour effet de les doter des outils cognitifs à même de critiquer, ou tout au moins de tenir à distance, les savoirs dont elles sont les objets [1].

Car les savoirs ne se développent jamais totalement à l’écart du monde social, et ne répondent pas qu’à de purs enjeux de connaissance. Les savoirs scientifiques - c’est un des enseignements majeurs de l’œuvre de Michel Foucault [2] - sont aussi des savoirs disciplinaires au sens où ils tendent à la discipline des populations que leur étude doit permettre de gouverner plus efficacement. Pour Foucault, les formes modernes du savoir (telles que la médecine, la démographie, la criminologie, la psychologie ou la psychiatrie) sont constitutives du "bio-pouvoir", c’est-à-dire d’un pouvoir visant à l’entretien de la santé de la population par la connaissance et le contrôle des corps humains.

La place et les compétences nous manquent pour discuter de la véridicité des analyses historiques de Foucault. L’essentiel, ici, est de souligner le rapport étroit qui unit chez lui savoir et pouvoir, et qui rend compte de l’ambivalence fondamentale de toute connaissance à prétention scientifique : d’instrument d’assujettissement, celle-ci peut se transformer, lorsqu’elle est appropriée et mobilisée par les assujettis eux-mêmes, en instrument de résistance et de contre-pouvoir. C’est cette ambivalence qui explique que certains univers militants aient tout d’abord pu rejeter comme de l’ordre de la compromission le recours à certaines formes d’expertise : en se servant des "armes de l’adversaire", les contestataires ne risquaient-ils pas de se "salir les mains" ? Evoquant le recours à l’expertise juridique dans des milieux activistes (tels ceux mobilisés dans la défense des immigrés) particulièrement hostiles à cet instrument privilégié de l’Etat qu’est le droit, Pierre Lascoumes montre par exemple qu’il aura fallu la démonstration de l’efficacité de ces formes d’action pour qu’elles parviennent à s’inscrire dans leur répertoire : « Le maniement des armes légales ne relevait plus de la compromission réformiste mais de la nécessité tactique, parfois même de l’action stratégique. (...) Les luttes pour le droit et par le droit ont acquis une légitimité nouvelle » [3].

Mais c’est sans doute dans la lutte contre le sida   que le retournement du savoir d’instrument d’assujettissement en arme de combat, et l’importance du recours à l’expertise dans la conduite des luttes, se sont manifestés de la manière la plus exemplaire. Le savoir médical est en effet totalement impuissant lorsqu’apparaissent, à l’orée des années 1980, les premiers cas de la nouvelle maladie. Cette nouveauté de la pathologie, et l’absence de connaissance préalable sur ses modes de transmission et ses évolutions, vont produire une situation inédite, dans laquelle malades et médecins vont se trouver en situation d’égalité voire, tant les seconds sont dépendants des informations que les premiers sont seuls à pouvoir leur fournir, dans un rapport pour une fois relativement favorable aux personnes atteintes. Cette situation va se trouver renforcée par la diffusion sociale particulière du sida   aux premiers temps de l’épidémie : l’affection touche en proportion relativement importante des individus à fort capital culturel - donc aptes à s’approprier le savoir médical les concernant - et qui, en tant qu’homosexuels, appartiennent à un groupe qui a précisément développé par ses luttes de la décennie précédente une critique acérée des savoirs (psychologiques, médicaux, etc.) qui tendaient à les disqualifier socialement en les pathologisant. On comprend aisément qu’un groupe aussi averti des enjeux de pouvoir inhérents au savoir ait fait de la maîtrise des connaissances sur la maladie un des principaux enjeux de sa mobilisation ; cette maîtrise les a placés sur un pied d’égalité avec les spécialistes (médecins ou industrie pharmaceutique), et les a habilités à contrer les arguments d’autorité dont ceux-ci auraient pu se prévaloir. De la sorte ont-ils pu contribuer à redéfinir dans un sens plus favorable aux patients les modalités d’expérimentation des nouveaux traitements ou certains principes de la pratique médicale tels que l’urgence ou la compassion. En désenclavant l’institution médicale - c’est-à-dire en la plaçant sous le regard, et sous l’influence, d’acteurs qui lui sont étrangers - et en intégrant des "forums hybrides" où ils siègent aux côtés de chercheurs, de décideurs politiques et de représentants des entreprises [4], ces militants ont sensiblement transformé, au-delà du seul sida  , les rapports entre les malades et la médecine [5].

Un autre cas exemplaire d’intrication du savoir et de l’action collective est fourni par l’écologie - terme qui désignait une branche scientifique spécialisée (l’étude des écosystèmes naturels) avant de désigner l’ensemble des luttes environnementales. Les deux dimensions, comme l’a montré Sylvie Ollitrault [6], vont souvent de pair, les professionnels de l’étude de l’environnement (à ce titre les premiers avertis des dangers qui le menacent) en étant fréquemment d’ardents défenseurs. Mais elles peuvent également entrer en tension, comme lorsque des écologistes, dont le mouvement s’est institutionnalisé sous la forme de partis politiques, doivent consentir aux inévitables compromis qu’exige la participation concrète à la gestion des affaires de la cité. Elles peuvent également entrer en opposition lorsque se développent parmi les spécialistes des sciences de la vie des polémiques dont les enjeux et les effets dépassent le monde scientifique. Les résultats des études sur l’innocuité ou la dangerosité de la consommation des organismes génétiquement modifiées, on le sait, sont des données dont l’importance, débordant largement les frontières du monde de la science, sont d’ordre tant économique que politique, et exigent des moyens (tels que la présence de CRS autour des plantations expérimentales) autres que ceux généralement requis par la pure recherche scientifique.

L’altermondialisation a elle aussi récemment fourni un exemple significatif de mobilisation de l’expertise à des fins de lutte collective : la "révélation" des termes et des enjeux des accords de libre-échange promus par le FMI ou l’OMC, la démonstration des effets dramatiques des politiques d’ajustement pour les pays endettés, l’évaluation précise des conséquences du démantèlement des services publics, l’argumentation chiffrée en faveur de la "taxe Tobin"... constituent des armes, d’ordre essentiellement symbolique mais efficaces, dans le combat mené par ce mouvement. Le fait qu’Attac se définisse comme une association d’éducation populaire, qu’elle organise de studieuses universités d’été où interviennent des économistes, ou encore les tirages de ses ouvrages de vulgarisation, témoignent que la connaissance et l’expertise sont des terrains de lutte à part entière.

L’expertise est une arme essentielle, en ce qu’elle permet d’affronter et de réfuter les arguments d’autorité que les adversaires - souvent placés du "bon côté des rapports de force" - opposent aux revendications des mouvements sociaux. Elle leur offre en outre les moyens d’élaborer des propositions alternatives, permettant ainsi d’échapper à la critique, fréquente, de se cantonner à une attitude butée et stérile de refus systématique devant les "réformes nécessaires" ou les "inévitables sacrifices". Le soin qu’ont il y a peu porté les intermittents du spectacle à élaborer un projet de réforme de leur régime d’indemnisation du chômage alternatif à celui défendu par le MEDEF et le gouvernement Raffarin, ou celui que met la Fondation Copernic à compléter ses critiques des politiques libérales par des contre-propositions, témoignent de cette créativité intellectuelle que permet l’expertise, faisant des mouvements sociaux non seulement des forces d’opposition, mais également des forces de proposition et d’alternative.

Une dernière remarque en forme de bémol doit toutefois être ajoutée à ce qui, sinon, risquerait de rester une vision enchantée des rapports entre expertise et mouvements sociaux. Comme en a averti Pierre Bourdieu, ce n’est que lorsqu’elle est la plus autonome que l’activité scientifique peut être suffisamment assurée pour constituer un appui solide à l’action politique [7]. En d’autres termes - et le souvenir de la dégénérescence des analyses marxiennes en "science marxiste" est là pour le rappeler -, tout asservissement de la science à la conduite des luttes est à terme préjudiciable à la fois à la rigueur de l’activité scientifique et à la justesse de la cause défendue. Ce qui légitime - et le récent mouvement des chercheurs en a été l’expression - que l’on se mobilise pour la sauvegarde de l’autonomie du champ scientifique contre tout asservissement par des forces (politiques ou surtout, dans la conjoncture actuelle, économiques) qui lui sont extérieures.

Lilian Mathieu

[1] Sur la généralisation de l’accès aux ressources critiques, voir Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990.

[2] Voir principalement Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 et La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

[3] Pierre Lascoumes, "De la cité d’urgence à Aides. Luttes juridiques, fronts secondaires et intellectuels spécifiques", Les Temps modernes, n° 587, p. 344.

[4] Le concept de forum hybride a été forgé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe pour désigner ces lieux de consultation, de plus en plus fréquents, au sein desquels des citoyens "profanes" sont invités à débattre de choix techniques aux côtés d’experts et de responsables politiques et économiques ; cf. Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001.

[5] Sur cet aspect de la lutte contre le sida  , voir Janine Barbot, Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida  , Paris, Balland, 2002 et, sur le processus de désenclavement, Nicolas Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de sida  , Paris, éditions de l’EHESS, 2004

[6] Sylvie Ollitrault, "Les écologistres français, des experts en action", Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, 2001.

[7] Voir les différentes prises de position de Pierre Bourdieu sur ce sujet réunies dans Interventions,1961-2001. Sciences sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002.

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