Nous ne sommes plus des enfants !

Publié le 29 mai 2005 sur OSIBouaké.org

Philippe Pignarre : « Nous ne sommes plus des enfants ! »

Pour l’essayiste, dépolitiser le débat, c’est faire le jeu du FN.

Vous allez voter « non » au prochain référendum sur le traité constitutionnel européen. Quels sont les trois arguments principaux qui soutiennent votre décision ?

Philippe Pignarre. Au départ, je pensais être peu concerné par ce « grand » débat. Je préfère intervenir sur des questions plus locales qui permettent de fabriquer collectivement de l’intérêt politique. Mais les partisans du « non » de gauche ont fait un travail formidable. Ils ont réussi à ce que l’Europe soit enfin l’objet d’un débat politique. Bravo à eux ! Cela a scotché les partisans du « oui ». S’il y a bien une constante dans l’attitude des partisans du « oui », c’est malheureusement la peur de la politique. Selon eux, les partisans du « non » sont soit des menteurs, soit des idiots, jamais des personnes en désaccord. Leur seul objectif, poursuivi par des moyens différents (aujourd’hui limiter le plus possible le droit d’expression des partisans du « non »), est de dépolitiser ce vote. La constitution ne serait ni de gauche ni de droite, mais neutre ! On nous demande de faire de la politique sur une question qui ne le serait pas ! Si le « non » l’emporte, ils diront que c’est parce qu’ils n’ont pas su « communiquer », qu’ils ont manqué de « pédagogie »... Ils ne reconnaîtront jamais qu’ils ont été battus politiquement. Ils nous diront qu’ils « ont entendu le message » et qu’à l’avenir, ils s’expliqueront mieux, mais pas qu’ils ont été battus politiquement. Voilà la première raison de voter « non » : pour que l’on cesse de nous prendre pour des enfants, pour que les hommes politiques cessent de se prendre pour les instituteurs de la classe France ! La seconde raison est que c’est le moment de dire « non » à une construction européenne qui se fait à l’envers : on unifie les marchés avant les conditions sociales. Ce sont donc les conditions sociales qui deviennent les variables d’adaptation. Cette construction permet de remettre en cause tous les acquis sociaux sans avoir l’air d’y toucher et en nous chantant le refrain du « on n’y est pour rien, on ne peut rien y faire ». On crée des alternatives infernales pour rendre les gens impuissants : « Préférez-vous une baisse de salaire ou une délocalisation ? » Et certains ne savent que répondre : l’État ne peut pas tout faire ! La troisième raison est liée à cette formule du traité « concurrence libre et non faussée ». C’est une idiotie : on veut nous faire croire que la concurrence est « naturelle » (contre laquelle on ne pourrait donc rien faire) alors qu’elle suppose un gigantesque appareil de lois et de règlements adaptés. Toute concurrence est, par définition, faussée : c’est, par exemple, le cas avec les brevets sur les médicaments qui créent des monopoles de 25 ans. Le capitalisme demande à l’État de garantir ses conditions de fonctionnement au dépend de tout le reste.

Finalement, voter « non » c’est assumer qu’être de gauche, c’est avoir besoin que les gens pensent ! Dommage qu’une partie de la gauche fasse l’inverse.

Vous avez été un cadre haut placé de l’industrie pharmaceutique. Le traité constitutionnel est-il regardé d’un bon oeil par les patrons de cette industrie ?

Philippe Pignarre. Ils n’ont pas à se plaindre. Savez-vous que les industriels ont obtenu que la question des médicaments ne relève pas de la direction santé mais de la direction entreprise au niveau de la Commission européenne ? Savez-vous que la Commission européenne est ultra-favorable à la publicité à la télévision pour les médicaments vendus sur ordonnance, ce qui donnerait un pouvoir encore plus grand à l’industrie pharmaceutique ? On nous répondra que ce n’est pas dans la constitution. Mais ce sont les mêmes petites mains qui ont écrit la constitution et qui prennent ce genre de décisions !

Que pensez-vous de l’hétérogénéité des partisans du « non » ?

Philippe Pignarre. On nous dit que le « non » est hétérogène, c’est vrai. Et, c’est normal que l’on s’oppose à un projet pour des raisons diamétralement opposées. Ce qui est plus inquiétant, c’est l’homogénéité du « oui ». Les partisans du « oui » de gauche devraient réfléchir un peu. Les arguments qu’ils ont utilisés, leur travail de dépolitisation du débat, leur appel à ne pas agir tout de suite (il faut attendre gentiment 2007 pour protester contre les difficultés sociales) pourraient se retourner cruellement contre eux. À force de traiter les Français comme des enfants, ces derniers prennent l’habitude de se comporter comme tels et pourraient devenir des sales gosses... jusqu’à voter Le Pen !

Entretien réalisé par

Jérôme-Alexandre Nielsberg

(1) coauteur (avec Isabelle Stengers)

de la Sorcellerie capitaliste,

Éditions la Découverte, 2005.

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