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Biens mal acquis : la justice louvoie

BMA Saison 2 : le dossier de Libération


Libération - 28/07/2011 - Renaud Lecadre

Saisi de plaintes sur les détournements de fonds publics des dirigeants africains et arabes, le parquet de Paris freine des quatre fers tant que les potentats sont encore au pouvoir.

Biens mal acquis (BMA), saison 2. Après l’affaire visant des potentats africains accrochés au pouvoir - les familles Bongo au Gabon, Sassou-Nguesso au Congo et Obiang en Guinée équatoriale -, la justice française se penche sur les dictateurs déchus ou menacés du Maghreb et du Machrek, le Tunisien Ben Ali, le Libyen Muammar al-Kadhafi et l’Egyptien Hosni Moubarak. Avec des fortunes diverses. Mais les ONG à l’origine des plaintes, Sherpa et la section française de Transparency International (TI), n’entendent pas relâcher la pression : hier, elles ont déposé une nouvelle plainte, visant le président syrien Bachar al-Assad et son entourage, pour que soient identifiés et gelés leurs éventuels avoirs en France. Fil conducteur de cette saga : l’attitude curieuse du parquet de Paris. Où Jean-Claude Marin, souvent suspecté d’étouffer les affaires sensibles, était à la manœuvre. Une stratégie qui lui a d’ailleurs servi : hier, il a été promu procureur général près la Cour de cassation.

Invraisemblable. Sa démarche a toujours été limpide : s’agissant des potentats en place, il verrouille. En témoigne son insondable obstruction procédurale dans BMA saison 1. Saisi d’une plainte déposée en 2008 par les associations Sherpa et TI, Marin a ferraillé en appel puis en cassation pour contester leur qualité de « victime directe et personnelle » des détournements opérés selon les plaignants par les familles Bongo, Sassou-Nguesso et Obiang. Avant de se faire remettre à sa place en 2010, la Cour de cassation validant la démarche des ONG. Les policiers enquêteurs ont ainsi pu recenser l’invraisemblable patrimoine immobilier, bancaire et automobile accumulé en France par ces dignitaires de la Françafrique (lire pages 3 et 4). Mais le parquet n’a toujours pas renoncé à freiner ce grand déballage. A preuve, le dernier épisode en date.

En marge de l’enquête en cours, ces potentats ont continué à collectionner les objets de luxe, comme si de rien n’était. En particulier Teodorin Obiang Nguema, fils du président guinéen (lire ci-contre). En mars 2011, la direction des Douanes révèle qu’un avion qu’il avait affrété, en novembre 2009, aux Etats-Unis à destination de la Guinée, avec escale en France, contenait 26 voitures de luxe (7 Ferrari, 5 Bentley, 4 Rolls-Royce, 2 Bugatti…) et 8 motos (dont 5 Harley-Davidson). Au même moment, Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, pointait le fait qu’Obiang Junior avait claqué 18 millions d’euros lors de la vente aux enchères, en mars 2009, de la collection d’Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé : un service à café pour 190 000 euros, une coupe en argent à 420 000 euros, une tabatière en or à 180 000 euros… Mieux, la facture adressée par Christie’s fut réglée par une société forestière guinéenne dont Obiang Jr. est le ministre de tutelle.

La preuve du détournement de fonds publics paraît ainsi établie. Mais que fait le parquet de Paris ? Il refuse de délivrer un réquisitoire supplétif pour faits nouveaux, car les faits sont postérieurs à la plainte initiale. William Bourdon, avocat des ONG, doit encore batailler contre « l’omertà judiciaire ».

Ardeur. Changement de stratégie dans la deuxième affaire des BMA. S’agissant de potentats vacillants ou en fuite, le parquet retrouve son ardeur procédurière. Comme si son ministère de tutelle était le Quai d’Orsay plutôt que la Chancellerie. Haro donc sur Ben Ali et son patrimoine exfiltré en France : Marin ne s’oppose pas à la plainte déposée par Sherpa et Transparence (encore eux), et pousse la nomination de deux juges d’instruction, les mêmes qui sont en charge de BMA saison 1. Reste Kadhafi. Comme on ne sait s’il réussira ou non à se cramponner au pouvoir, le parquet a ouvert une enquête préliminaire, sous sa seule férule. Qu’il pourra étouffer ou amplifier selon le sens du vent.


Bongo, Obiang, Nguesso : la religion du luxe

Libération - 28/07/2011 - Renaud Lecadre

Hôtels particuliers, voitures de sport… La frénésie d’achat des potentats africains n’a aucune limite.

Inventaire à la Prévert : 70 comptes bancaires ont été ouverts en France au nom de la famille d’Omar Bongo, 111 au nom du clan Sassou-Nguesso. Feu le patriarche gabonais (son fils Ali a hérité de la présidence gabonaise) disposait pourtant de la structure familiale la plus élargie : 54 enfants nés de 33 épouses, tous couchés sur son testament, autant de bouches à nourrir. Et à loger : le patrimoine immobilier parisien de la famille Bongo est constitué de 39 propriétés, dont 17 au nom d’Omar. La plupart dans le VIe arrondissement, l’un des plus huppés de la capitale. Dont un hôtel particulier valant la bagatelle de 19 millions d’euros.

Faute d’avoir embrassé la religion musulmane, Denis Sassou-Nguesso a moins de charges familiales. Mais tout de même : 16 propriétés sont recensées au nom du président congolais, de ses frères, sœurs ou neveux, plutôt dans la banlieue ouest de Paris - la plus chic. Un membre de la fratrie, Wilfrid Nguesso, se distingue par ses achats compulsifs de voitures de luxe : Mercedes, BMW, Porsche, Bugatti, Aston Martin…

Teodoro Obiang, président guinéen en titre, se contente officiellement d’une simple résidence secondaire en banlieue parisienne. Son fils, ministre de l’Agriculture et des Forêts, préfère les Etats-Unis : en plus de deux pieds-à-terre parisiens (avenue Foch et boulevard Lannes), Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, lui attribue deux adresses en Californie (Malibu et Beverly Hills). Selon une enquête du Sénat américain, l’une de ces deux villas vaudrait, à elle seule, 17 millions d’euros. Ajoutons un avion personnel (17 millions également), un yacht comprenant un aquarium à requins… Obiang Jrs remporte également la palme de la bagnole la plus chère : une Maserati à 709 000 euros. De quoi en remontrer aux Bongo et Sassou-Nguesso.

En octobre 2009, la cour d’appel de Paris prononçait l’irrecevabilité des plaintes déposées par les ONG contre ces biens manifestement mal acquis. Comme pour fêter l’événement, Omar Bongo s’offrait un nouveau joujou (une BMW immatriculée en France en mai 2010). Dans la foulée, Antoinette puis Maurice Nguesso s’achetaient une Mercedes. Obiang Jr s’accorde une énième Bugatti. Las pour eux, la Cour de cassation ayant validé en novembre 2010 la procédure pour détournement de fonds publics, l’enquête pouvait repartir d’un bon pied.

Les ploutocrates africains redoublent désormais de prudence. Outre le transfert de comptes bancaires vers des pays judiciairement tempérés, ils évitent d’apparaître en direct sur les titres de propriété. Mais l’habillage n’est pas toujours très subtil. Ainsi, le gouvernement gabonais annonçait en mai 2010 l’acquisition d’un hôtel particulier à Paris, rue de l’Université. Un bien public, donc, au nom du peuple gabonais. Les policiers français ont pisté les différentes SCI (sociétés civiles immobilières) propriétaires de ce bien prestigieux : toutes renvoient à un gérant, Maixent Accrombessi, et à son adresse, palais présidentiel de Libreville, où il officie comme directeur de cabinet d’Ali Bongo.


Avenue Foch, la folie cachée du fils Obiang

Libération - 28/07/2011 - Thomas Hofnung

Un immeuble de 2 185 m2 sert de pied-à-terre au rejeton du président de Guinée équatoriale.

« Bongo et Sassou sont des rigolos à côté des Obiang ! » L’auteur de cette sentence ne souhaite pas être identifié, par peur de représailles. Mais il sait de quoi il parle. Ce « prestataire de service » a travaillé durant des mois dans un lieu qui défie l’imagination : un immeuble de 2 185 m2, sur la prestigieuse avenue Foch, à Paris, transformé en propriété privée par la famille du président Teodoro Obiang, au pouvoir en Guinée équatoriale depuis 1979.

Ce bien hors norme, dont l’existence avait dans un premier temps échappé aux policiers chargés de l’enquête sur le patrimoine des dirigeants africains, est dans le collimateur des juges Roger Le Loire et René Grouman, qui instruisent le dossier des « BMA » (biens mal acquis). La propriété s’étend sur six étages et des dizaines de pièces. Escalier monumental, salle à manger en corail, turquerie en panneaux Lalique : ses occupants ne se refusent rien. Mais, selon plusieurs témoignages, ils se montrent négligents avec le personnel qui entretient les lieux, et avec les prestataires de service.

Par ailleurs, les autorités de Malabo, la capitale de Guinée équatoriale, n’apprécient guère qu’on s’intéresse à leurs affaires. Fin juin, elles poursuivaient devant le tribunal correctionnel de Paris le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) pour « diffamation publique » suite à la publication d’un rapport, en juin 2009, qualifiant le régime d’« autoritaire ». Dans ce document, le CCFD évoquait des détournements massifs de fonds publics et l’acquisition d’un « hôtel particulier avenue Foch ». Les avocats de Malabo, Olivier Pardo et Francis Szpiner, ont tenté de déstabiliser le CCFD en arguant qu’il était dans l’incapacité d’exhiber devant la cour un acte de propriété au nom du président Obiang. Mais le doute n’est guère permis. Sur place, des membres du personnel ont indiqué à Sherpa que cet endroit était occupé de temps à autre par Teodorin Obiang, le fils du président. Son père préfère descendre au Plaza Athénée, avenue Montaigne.

Défi. Une enquête approfondie menée par l’association de lutte anticorruption Sherpa, à l’origine de la procédure judiciaire sur les BMA, révèle que cinq sociétés distinctes « possèdent (directement ou indirectement …) tout ou partie des 6 étages du bâtiment sis 42 avenue Foch ». Domiciliées en Suisse, ces sociétés ont toutes le même administrateur. En 2009, celui-ci avait reconnu verbalement, devant témoins, le nom du propriétaire des lieux, affirmant qu’aucune enquête ne parviendrait à le déterminer juridiquement. Il ne reste plus aux juges français qu’à relever ce défi.

Agé de 41 ans, Teodorin est pressenti pour succéder à son père dans le palais de Malabo. Mais pour l’heure, il se contente de détenir le ministère de l’Agriculture et des Forêts. Ce qui lui laisse, apparemment, le loisir de mener grand train. Il collectionne les voitures de luxe, qu’on aperçoit parfois dans la cour de son pied-à-terre, avenue Foch. Selon des témoignages relayés par la presse américaine, le quadra affectionne aussi les fêtes sur les hauteurs de Malibu, où il possède une villa luxueuse.

Quand, subitement, Teodorin fait prévenir qu’il s’apprête à prendre son jet privé pour débarquer quelques heures plus tard, c’est le branle-bas de combat avenue Foch. Il faut préparer son séjour dans l’urgence. Paris n’est généralement qu’une escale de quelques jours. Pièces d’art, haute couture, rien n’échappe à l’insatiable frénésie d’achats de Teodorin, alors que son salaire mensuel officiel n’excède pas 5 000 dollars (3 500 euros).

Lion. Mais c’est principalement aux Etats-Unis que la famille Obiang a placé ses fonds, si l’on en croit des rapports d’enquête du Sénat. Washington ferme les yeux : troisième producteur en Afrique de pétrole brut, la Guinée équatoriale en exporte la majeure partie outre-Atlantique. Les compagnies américaines se taillent la part du lion à Malabo.

Le mois dernier, les avocats français de la Guinée équatoriale ont insisté sur les progrès accomplis ces dernières années sur le chemin du développement et de la démocratisation. Grâce au pétrole, le revenu par habitant est, sur le papier, équivalent à celui de la Belgique. Mais, dans ce pays de 650 000 habitants, le taux de mortalité infantile est l’un des plus élevés au monde. Et près des quatre cinquièmes de sa population vit « dans une pauvreté crasse », selon la revue américaine Foreign Policy. En 2009, Obiang père a pourtant été réélu président avec 95,4% des suffrages. Officiellement.


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 4 août 2011

 

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