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L’ex-Khmer rouge Douch condamné à 35 ans de prison


Le Monde.fr avec AFP et Reuters | 26.07.10 Le tribunal mixte chargé de juger les crimes du régime khmer rouge a condamné l’ancien chef du centre de torture S-21, Kaing Guek Eav, dit "Douch", à trente-cinq ans de prison. Les procureurs avaient requis une peine d’emprisonnement de quarante ans contre l’ancien instituteur, aujourd’hui âgé de 67 ans. La peine capitale n’existe pas au Cambodge.

Douch a été reconnu coupable de meurtres, tortures et crimes contre l’humanité. Plus de quatorze mille personnes ont péri dans le centre S-21 durant le régime khmer rouge (1975-79). Le tribunal a ajouté que Douch ne purgerait cependant que trente ans, sa détention de cinq ans par l’armée cambodgienne ayant été jugée illégale.

Les procureurs avaient demandé aux juges du tribunal d’ignorer la ligne de défense de Douch, selon laquelle il n’avait d’autre choix que d’obéir aux ordres qu’il recevait. Aujourd’hui converti au christianisme, Douch a exprimé des "remords extrêmement douloureux" pour les souffrances des victimes.

"JE SUIS RESPONSABLE ÉMOTIONNELLEMENT ET LÉGALEMENT"

Durant le procès, entre mars et novembre 2009, ce petit homme aux cheveux gris et au regard puissant avait admis l’inadmissible, endossant la torture et la cruauté en guise de méthode politique, les exécutions et la terreur qui régnait à Tuol Sleng, la prison khmère rouge de Phnom Penh. "Je suis responsable émotionnellement et légalement", avait-il déclaré, sans avouer aucune exécution personnelle.

Converti au christianisme dans les années 1990, il a plusieurs fois demandé pardon aux rares survivants et aux familles des victimes, demandant même à être condamné "à la peine la plus stricte".

Ce verdict est le premier rendu par cette cour mixte mise en place par la justice cambodgienne et les Nations unies. Pour les Cambodgiens, nombreux à avoir suivi les audiences l’an dernier, il pourra permettre de tourner une page sanglante de l’histoire du pays. Environ deux millions de Cambodgiens, soit un quart de la population, sont morts avant que les Khmers rouges ne soient renversés par les forces vietnamiennes en 1979.

Encadré : D’autres ex-dirigeants devraient être jugés

Outre Douch, quatre dignitaires khmers rouges devraient être jugés, mais pas avant 2011 : le "Frère numéro 2" Nuon Chea (84 ans), idéologue et bras droit de Pol Pot, l’ex-ministre des Affaires étrangères Ieng Sary (84 ans) et son épouse Ieng Thirit (78 ans), ainsi que l’ex-chef d’Etat Khieu Samphan (78 ans). Tous sont détenus dans un bâtiment adjacent au tribunal. Des enquêtes concernant cinq autres suspects ont été ouvertes en septembre, malgré l’opposition du pouvoir à Phnom Penh.


Le procès du tortionnaire Douch a été utile

Point de vue - Le Monde | 24.07.10 | Philippe Canonne, Martine Jacquin, Moch Sovanarry, Avocats sans frontières

Le premier procès dit "des Khmers rouges", celui de Douch, directeur du centre de détention et de torture S21, responsable de l’extermination de 12 000 personnes (et sans doute davantage), s’achèvera, le 26 juillet, par le prononcé du verdict. Quarante années de réclusion criminelle ont été requises, en décembre 2009, par les coprocureurs, au terme d’une minutieuse instruction et de très longs débats. Pour la première fois devant une juridiction pénale internationale chargée de juger des crimes de masse - crimes contre l’humanité - et ce depuis le tribunal de Nuremberg, les survivants des victimes ou leurs familles ont pu être entendues non seulement comme témoins mais comme parties civiles. Sur le même sujet "Douch" lors de l’ouverture de son procès, le 17 février. Les faits L’ex-Khmer rouge Douch condamné à 35 ans de prison "Douch" lors de l’ouverture de son procès, le 17 février. Entretien Procès Douch : "Le premier ministre cambodgien a toujours détesté l’idée de ce procès"

Ce procès était historique, de nombreux juristes et associations de défense des droits de l’homme souhaitant lui voir acquérir un statut de modèle pour la réforme et l’évolution du système judiciaire au Cambodge. Conformément à la Constitution, le pouvoir judiciaire est indépendant et les décisions de justice seront rendues au nom du peuple khmer même si, à chacun de ses rouages, le mécanisme, sous l’égide des Nations unies, aura été mixte et la procédure pénale bâtie à la fois sur le droit anglo-saxon (common law) et le droit romano-germanique (civil law).

Donner la parole aux victimes, c’était leur permettre de livrer le récit des atrocités subies, libérer leurs émotions, montrer leur réflexion profonde et exprimer leur volonté de pacification, au-delà de la juste réparation. C’était peut-être donner au monde à comprendre comment des hommes, au nom d’une idéologie de masse, ont pu exceller dans l’horreur, massacrer leurs frères sans discuter les ordres et les jeter par millions sur les chemins de l’exil ou les voies de la mort.

Briser le silence, aider à appréhender l’inacceptable, tenter d’oublier, exprimer sans haine mais sans complaisance l’immensité de la souffrance endurée, conduire ces rescapés à recouvrer leur dignité d’êtres humains, effacer pour toujours le souvenir d’avoir été des "choses" que les tortionnaires voulaient écraser pour instaurer une nouvelle société composée au final de quelques milliers d’individus : tel fut notre objectif...

Au début de l’instruction, seules huit victimes avaient osé se constituer parties civiles. Devenues emblématiques, elles en ont conduit d’autres à adopter la même démarche : à l’audience finale, une centaine de personnes montraient courageusement leur existence et leur soif de justice.

En amont de cette audience, les avocats de la défense posaient comme enjeu la possibilité pour leur client de retrouver une place dans l’humanité du XXIe siècle après avoir reconnu ses crimes et de se repentir de ceux-ci aujourd’hui. Tenant pour prioritaire cette réhabilitation individuelle et rédemptrice et dictant aux victimes ce qu’à leur sens elles auraient à faire ou à ne pas faire, ils formulaient l’injonction suivante : "Ne pas transformer ce procès, de par leur nombre, de par une haine à peine dissimulée, en un rituel sacrificiel et rester à (leur) place pour exprimer leur souffrance et la mémoire des disparus..." (Le Monde du 12 octobre 2009).

Autrement dit, il aurait été convenable de les voir se murer dans un mutisme dont on leur aurait su gré, respectueusement, et redevenir des "choses", méprisées et écrasées... La suite a prouvé le caractère déplacé d’un tel diktat : les parties civiles présentes au procès ont témoigné d’une dignité exemplaire : abattues, recrues de fatigue ou de désespoir, ignorantes du sort qui leur serait réservé, émues aux larmes à l’évocation des actes de torture et terrassées par le sang-froid d’un accusé se décrivant comme "méticuleux" dans l’accomplissement d’une tâche, fût-elle meurtrière, elles ont assisté aux débats sans jamais se laisser aller à la moindre invective, au moindre excès de langage. Aucune vindicte, aucune haine, seulement la volonté de comprendre l’homme derrière le monstre froid, d’accéder à l’incompréhensible et d’éviter la répétition de l’horreur !

Il nous aura fallu batailler, convaincre les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) de s’affranchir de la lourdeur bureaucratique et du verrouillage sécuritaire propre à ce type de juridictions régies et dominées par le droit anglo-saxon, laisser place à la libre parole, accepter une convenable répartition des temps d’intervention, y compris des modestes parties civiles.

L’administration avait voulu rassembler les victimes en quatre groupes. Réunies tout au long de ce procès, cultivées et socialement installées ou peu instruites et démunies, elles auront formé une véritable famille. Cette fraternité humaine aura démontré que, là où la dictature ne peut niveler et anéantir, l’intelligence partagée peut construire et projeter pour l’avenir.

Sept longs mois de patience et d’espoir renouvelés exigent une lecture de la sentence dans le plus grand recueillement et la plus grande attention, eu égard au coup de théâtre survenu, en décembre 2009, à l’issue des plaidoiries de la défense : après les interrogations nuancées de Me Roux (avocat de Douch) sur le contexte historique et politique, le poids de la hiérarchie implacable et intraitable, l’implication personnelle de l’accusé, ses excuses publiques et son repentir, en un mot sur la question d’éventuelles circonstances atténuantes, après l’apparente prise en compte de l’attitude des victimes, Douch, au dernier de ses mots et relayant en cela le discours de son avocat cambodgien, avait sollicité l’acquittement.

Nous avions alors douloureusement réagi en affirmant que l’accusé était passé à côté de l’histoire et avait renié son peuple. Le tribunal tranchera. Les victimes savent qu’elles ne pourront prétendre à un dédommagement individuel et financier. Qui paierait ? La réparation ne pourra être que symbolique et collective. Cependant, des voix s’élèvent, des colloques s’organisent pour ouvrir un grand chantier sur cette question. Il faudra bien, en effet, se préoccuper de la réhabilitation de ces gens dont la vie a connu l’irruption brutale d’un tel régime ?

Chacune des victimes suivra désormais son propre chemin pour accorder ou non son pardon. "Si l’on ne veut subir l’Histoire, il faut tenter de la comprendre", écrivait l’historien et ancien président de la Ligue des droits de l’homme Henri Nogueres (1916-1990), dans La vérité aura le dernier mot (Seuil, 1985), après le procès de Klaus Barbie. Le procès Douch aura démontré, lui, comment l’homme, mû par une croyance aveugle et conforté par une bureaucratie sans égale, peut atteindre les limites de la raison. Pour éviter de se perdre, la parole est libératrice. Elle est ici passée, elle a été entendue. Certains se lancent un défi, d’autres mènent un combat : celui de la vérité, c’est-à-dire de l’humanité.

A l’aube du prochain procès, où comparaîtront quatre des hauts dirigeants politiques de l’époque, plus de 3 000 parties civiles sont aujourd’hui constituées. Que de chemin parcouru !


Le tortionnaire Douch, premier condamné du régime Khmer rouge

Les Carnets de Phnom Penh - 21 juillet 2010 - Arnaud Vaulerin

Plus de trente ans après la chute du régime Khmer rouge au Cambodge, Kaing Guek Eav, alias Douch, a été condamné ce matin à 35 ans de prison par la chambre de première instance des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC).

Douch, 67 ans, est le premier ancien haut cadre du régime de Pol Pot à être jugé et condamné par une juridiction internationale. A l’issue de neuf mois d’audiences mouvementées, l’ex-directeur de S-21 a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité et de violations graves des Conventions de Genève de 1949. Les CETC ont d’abord annoncé que Douch était condamné à 35 ans de prison avant de ramener la peine à 30 ans en raison d’une période de détention illégale par le Tribunal militaire du Cambodge entre le 10 mai 1999, date de son arrestation, et le 30 juillet, quand il a été remis aux CETC. Le procureur avait requis 40 ans en novembre. L’accusé, lors d’une dernière audience ubuesque, avait demandé sa libération.

La chambre a estimé qu’il y avait des "circonstances atténuantes significatives" qui plaidaient pour une "peine de prison à temps plutôt que la prison à vie" : Douch a coopéré avec le tribunal des Khmers rouges, a reconnu sa responsabilité dans l’exécution d’au moins 12380 personnes à S-21, a exprimé des remords. "Je suis responsable émotionnellement et légalement", a déclaré Douch lors d’une audience. Le tribunal a également tenu compte du "climat de contrainte qui régnait sous le Kampuchea démocratique" et du "potentiel de réhabilitation". (Lire l’interview de l’ex-avocat de Douch, François Roux).

Directeur adjoint, puis directeur de S-21, un ancien lycée de Phnom Penh reconverti par les Khmers rouges en centre de torture pour hommes, femmes et enfants, Douch exerçait une haute autorité sur le personnel et sur le centre. Au moins 12272 personnes ont été détenues et exécutées à S-21. Mais ce matin, la Chambre a précisé que le "nombre réel de détenus a probablement été beaucoup plus élevé".

Les CETC ont conclu que l’accusé "a veillé au bon fonctionnement de S-21 et S-24 (un site annexe utilisé comme camp de rééducation où au moins 1300 personnes ont été détenues). (...) Il a déployé dans l’exécution de ses fonctions, un degré elevé d’efficacité et de zèle. (...) Kaing Guek Eav n’a pas seulement mis en oeuvre les politiques du Parti communiste du Kampuchea démocratique à S-21, mais il a activement contribué à les rendre plus efficaces". "Le rôle de l’accusé en tant que chef incontesté de S-21 a été reconnu par ce dernier, avéré par les témoignages de témoins et des parties civiles, a déclaré le juge Nil Nonn, lors de la lecture du verdict. Chaque personne détenue dans S-21 était condamnée à être exécutée conformément à la ligne du parti communiste du Kampuchéa consistant à écraser tous les ennemis."

Aîné d’une famille paysanne d’origine chinoise de cinq enfants, Kaing Guek Eav est né le 17 novembre 1942 dans le village de Chayok (centre du pays). Elève brillant et appliqué, il excelle dans les mathématiques et passe son bac en 1964. Il est nommé professeur à l’Institut de pédagogie de Phnom Penh. C’est là que l’étudiant fait une rencontre décisive : Son Sen, son directeur des études, futur ministre de la Défense des Khmers rouges et chef de la police secrète du régime, qui deviendra son directeur de conscience. Sous sa férule, Douch rejoint les rangs communistes. Arrêté, il se fait brutaliser par la police du roi Sihanouk. En 1970, il est libéré, s’inscrit au Parti communiste du Kampuchéa (PCK) et gagne le « maquis » pour aider à « libérer le peuple » du gouvernement pro-américain de Lon Nol.

Dans Le Portail (Folio), François Bizot décrit un Douch « faisant partie de ces fervents idéalistes, désireux avant tout de vérité ». L’ethnologue français s’étonne que « le professeur de mathématique, le communiste engagé, le responsable consciencieux, puisse être en même temps l’homme de main qui cognait ». Douch assume sa mission et certaines de ses confessions préfigurent le pire : « Il vaut mieux un Cambodge peu peuplé qu’un pays plein d’incapables. »

Les audiences ont permis de détailler l’horreur et la terreur qui régnaient à S-21. Experts (David Chandler), survivants (Chum Mey, Vann Nath), témoins et proches de victimes (Savrith Ou, Antonya Tioulong) ont déposé devant les CETC. Coups, viols, brûlures, décharges électriques, étouffement, noyade, privations en tout genre, tous les moyens étaient bons pour arracher des confessions aux détenus, suspectées d’être des "traitres" et des "agents de la CIA".

Après la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 1979, S-21 a été fermé, puis transformé en musée du génocide.

Douch a un mois pour faire appel de sa condamnation.


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 26 juillet 2010

 

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