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Le Cameroun sous la menace de Boko Haram

Face à la campagne de terreur, les limites de la riposte militaire


Le Monde Diplomatique, Rodrigue Nana Ngassam , Janvier 2015 -

Devant la multiplication des attentats et des enlèvements perpétrés par Boko Haram, le ministre français de la défense Jean-Yves Le Drian a demandé, le 16 décembre, la création d’un comité régional de liaison militaire. Née au Nigeria, où elle multiplie les exactions, la secte opère désormais avec une grande maîtrise du terrain au Niger et dans le nord du Cameroun, obligeant Yaoundé à une riposte armée.

Fotokol, Kolofata ou Amchidé... Au Cameroun, Boko Haram multiplie les attaques meurtrières dans la région de l’Extrême-Nord. Elle le fait à partir de l’Etat de Borno, au Nigeria, où elle contrôle une vingtaine de villes. Limitées à des actes isolés l’an passé, ces incursions mobilisent aujourd’hui des centaines de combattants. Pourtant, l’important dispositif déployé par le gouvernement camerounais depuis avril 2014 — trois mille soldats, des chasseurs bombardiers, des chars et des engins d’assaut — se heurte à une organisation puissante qui semble se fondre dans le paysage.

Les raids de Boko Haram s’accompagnent souvent d’enlèvements, suivis de demandes de rançon. La libération des premières personnes visées, comme la famille Moulin-Fournier, enlevée le 19 février 2013 dans la localité de Dabanga, à quatre-vingts kilomètres de Kousséri, ou le prêtre français Georges Vandenbeusch, enlevé à Nguetchéwé le 14 novembre 2013, n’a pas mis fin à la série. Début avril 2014, les pères Gianantonio Allegri, Giampaolo Marta et la sœur Gilberte Bussière sont capturés avec le chef traditionnel du village de Goumouldi, qu’on retrouvera égorgé au Nigeria ; la nuit du 16 au 17 mai, dix ressortissants chinois disparaissent à Waza ; le dimanche 27 juillet, la ville de Kolofata fait l’objet d’un assaut spectaculaire au cours duquel sont enlevés l’épouse du vice-premier ministre Amadou Ali, sa belle-sœur, le maire et lamido (1) de Kolofata M. Seini Boukar Lamine, son épouse, six de leurs enfants et plusieurs autres membres de la famille.

Le 25 septembre dernier, les forces de sécurité ont mis la main sur des centaines d’armes de guerre et des milliers de munitions à Kousséri. Cette découverte semble confirmer le caractère stratégique du Cameroun septentrional pour Boko Haram (2). Désormais, l’éventualité que l’organisation frappe plus au sud, dans les grandes villes, est prise au sérieux. Car le pays est devenu un pôle de criminalité touché par l’insécurité qui sévit en Centrafrique et au Nigeria. Dans la région comme au Sahel, la circulation des armes issues des arsenaux libyens facilite le renouvellement des modes opératoires adoptés par les organisations armées. Celles-ci cherchent à se constituer des sanctuaires, de préférence dans les « zones molles » où les Etats ne sont pas en mesure d’assurer leur autorité. Le dispositif sécuritaire camerounais est ainsi concentré dans les deux principales villes du pays (Yaoundé et Douala), tandis que les régions périphériques peinent face à des acteurs criminels équipés de technologies modernes, comme le GPS et les téléphones satellitaires.

Outre un matériel souvent ancien ou vieillissant, les actes d’indiscipline, le défaut de coordination, la défaillance du système de renseignement et la corruption sapent le travail d’une armée camerounaise déjà divisée : d’un côté, les unités régulières, qui s’estiment mal pourvues ; de l’autre, les unités d’élite (garde présidentielle, bataillon d’intervention rapide), mieux équipées et entraînées. Un malaise grandissant tend à créer une rivalité de corps. Boko Haram semble d’ailleurs chercher à éroder l’autorité de l’Etat en s’attaquant directement à des casernes, à des gendarmeries ou aux autorités locales.

Très poreuses, les frontières qui s’étendent jusqu’au lac Tchad favorisent l’implantation et les déplacements des commandos. La plupart du temps, elles ne sont même pas matérialisées. Il est aisé de transporter des armes et du matériel, ou de dissimuler otages et butin de guerre. En outre, la démarcation avec le Nigeria traverse une ancienne aire socioculturelle remontant au grand empire du Kanem-Bornou au XVIe siècle. La région septentrionale du Cameroun était une zone périphérique du califat peul de Sokoto au début du XIXe siècle, au moment de la constitution des micro-Etats appelés lamidats. Les déplacements et les échanges commerciaux y sont séculaires. De nombreuses ethnies (Peuls, Arabes Choas, Kotokos, Kanouris, Haoussas) se côtoient de part et d’autre de la frontière et partagent les mêmes dialectes. Cette situation permet à Boko Haram de se fondre parmi la population.

« Boko Haram souhaite surtout disperser les populations des villages à la frontière pour asservir les villageois terrorisés et créer de nouveaux camps au Cameroun. Ce groupe terroriste veut aussi intimider les gens afin qu’ils ne collaborent pas avec les autorités », nous confie, sous couvert d’anonymat, un officier camerounais. Ces mesures semblent efficaces ; la loi du silence s’impose. « Il est dangereux d’être vu en compagnie des forces de l’ordre. On nous dit souvent qu’elles ne vont pas rester tout le temps ; plusieurs d’entre nous sont enlevés de nuit, on va les molester ou les tuer », affirme ainsi un habitant de Kolofata.

Des complicités locales

Le nombre des réfugiés dans l’Extrême-Nord croît à vue d’œil, sans que des statistiques précises puissent être établies. Ils sont sans doute des milliers, venus de l’est, où sévit la crise centrafricaine, et du nord-est du Nigeria (3). L’afflux dépasse les capacités d’accueil des camps mis en place par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Si ces populations permettent aux autorités camerounaises d’engranger les retombées symboliques du statut d’Etat « protecteur », elles participent également de l’instabilité et de l’insécurité. Selon une enquête de l’International Crisis Group, des combattants de Boko Haram profiteraient des flux de réfugiés pour pénétrer dans la zone (4).

Les audacieuses attaques du dimanche 27 juillet 2014 qui ont visé des personnalités laissent penser que Boko Haram dispose de complicités locales, voire dans les plus hautes sphères du pouvoir. De telles actions sont inimaginables sans la collecte d’informations précises et fiables. Certains soupçonnent les agents du renseignement camerounais, installés dans les villages et qui partagent le difficile quotidien des populations, de servir d’éclaireurs et d’informateurs à l’organisation terroriste (5).

Les rançons alimentent les caisses d’une organisation qui se livre en outre à toutes sortes de trafics criminels. De moins en moins pris au sérieux, le gouvernement camerounais nie tout versement d’argent, se contentant d’évoquer l’aboutissement de négociations réussies avec les ravisseurs, comme ce fut le cas pour la famille Moulin-Fournier. L’enlèvement peut s’avérer purement crapuleux, loin de toute considération politique. « Les deux sortes d’enlèvements, criminels et politico-criminels, ont dorénavant des rapports solides », analyse Pierre Conesa, ex-adjoint au directeur de la délégation aux affaires stratégiques (DAS).

La campagne de terreur menée par Boko Haram a porté un coup d’arrêt au commerce et aux échanges transfrontaliers. Très récemment encore, de nombreux Camerounais traversaient quotidiennement la frontière vers les marchés florissants de l’Etat de Borno au Nigeria (Banki, Keraoua, etc.) afin d’y écouler leurs produits. Ces points d’accès sont aujourd’hui désertés. Le tourisme dans les régions du Nord et de l’Extrême-Nord régresse également fortement. Les hôtels et les sites touristiques, notamment le parc national de Waza, sont à l’abandon.

Le président Paul Biya, âgé de 81 ans et au pouvoir depuis trente-deux ans, a lancé en juillet 2014 un plan d’urgence pour empêcher Boko Haram de profiter du mécontentement populaire nourri par le verrouillage du jeu électoral. Il concerne l’accès à l’eau à travers la réalisation de forages, l’éducation par la multiplication des écoles, les routes, les dispensaires, la création d’emplois et de centres de formation professionnelle pour les jeunes. Mais la pauvreté et le chômage de masse, notamment des jeunes, favorisent l’enrôlement dans les milices, les groupes armés et les réseaux criminels. Le Cameroun septentrional, qui couvre trois régions (l’Adamaoua avec Ngaoundéré pour chef-lieu, le Nord avec Garoua, et l’Extrême-Nord avec Maroua), demeure la partie la moins développée du pays. Entre 2001 et 2007, la proportion d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté est passée de 18,8 % à 24,6 %, tandis qu’elle diminuait de 0,3 % dans le reste du pays (6). Pour y enrayer la sous-scolarisation (7), le gouvernement a décidé en 2011 de procéder à un recrutement spécial de vingt-cinq mille jeunes dans la fonction publique ainsi qu’à l’ouverture d’une université à Maroua.

A ces difficultés sociales s’ajoutent des catastrophes naturelles (inondations, épidémies de choléra) et des tensions politiques. Les Peuls du nord du Cameroun n’ont toujours pas digéré la chasse aux sorcières qu’ils ont subie après la tentative de coup d’Etat de 1984, qui leur a été imputée. Les arrestations de M. Iya Mohamed, président de la très populaire Fédération camerounaise de football (Fecafoot), et de M. Marafa Hamidou Yaya, ancien ministre de l’administration territoriale et de la décentralisation, accusés de détournements de fonds publics, ont encore alourdi un climat déjà pesant.

Les limites de la lutte contre Boko Haram soulignent la nécessité d’une coordination des Etats concernés. Mais, très jaloux de sa souveraineté, le Cameroun reste réticent quant au droit de poursuite que demande le Nigeria pour traquer sur son sol les commandos. C’est l’une des raisons pour lesquelles le président français François Hollande a organisé le 17 mai 2014 à Paris un sommet spécial, réunissant le président nigérian Goodluck Jonathan et M. Biya autour de leurs homologues du Tchad, du Niger et du Bénin. En est ressortie la nécessité de coordonner renseignement et patrouilles destinées à la riposte militaire mais également à la recherche des disparus, notamment des lycéennes enlevées à Chibok le 14 avril 2014. Les pays membres de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) et le Bénin ont également accepté le principe d’une force régionale de lutte contre le terrorisme, à laquelle ils contribueront à hauteur de sept cents hommes chacun (8).

A long terme, la réponse ne peut être sécuritaire. Il faut sortir de l’idée selon laquelle Boko Haram est un mouvement fanatique et se pencher sur les facteurs politiques, socio-économiques et religieux qui sont à l’origine de son essor. L’Union européenne et les Etats-Unis se sont engagés à soutenir les gouvernements africains. Bruxelles a promis de mobiliser les bailleurs de fonds en faveur de programmes favorisant le développement des régions concernées. L’accent est mis sur les droits des femmes et des filles — notamment en matière d’éducation, de participation à tous les processus de décision, de soutien aux victimes de violences sexuelles — ainsi que sur la lutte contre la radicalisation (9).

Paradoxalement, le surinvestissement des médias internationaux permet à Boko Haram de se métamorphoser en pôle de ralliement pour des populations en déshérence.

Rodrigue Nana Ngassam Doctorant en études internationales, université de Douala (Cameroun).


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 11 mars 2015

 

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