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Le Cameroun ferme les yeux sur le sida

A l’hôpital de Yaoundé, on dresse un bilan désastreux des mesures prises par l’Etat.


Mots-Clés / Cameroun

lundi 05 décembre 2005 - par Blandine GROSJEAN - Yaoundé envoyée spéciale

Tout le monde sait, et tout le monde fait mine d’oublier aussitôt. Cette journaliste en vue dont l’amant, marié et polygame, est mort cet été d’une maladie « non diagnostiquée » affirme qu’un ami médecin lui a dit que si elle ne se « recontaminait pas pendant un an », le virus disparaîtrait. Elle préfère ne pas faire le test et rester chaste durant une année. Une avocate raconte son effroi lorsqu’elle a constaté que son amant, un haut responsable politique, avait le pénis recouvert d’un pansement. « Et il voulait faire ça sans préservatif. » Elle a compris qu’il avait la syphilis, et elle s’est dévouée pour aller chercher elle-même les traitements : « Lui avec son nom, il ne pouvait pas. » Cette femme intelligente de 38 ans n’a pas « pensé » à se faire dépister. « Si je suis positive, je ne pourrais pas lui cacher, et il me plaquera. » Tant qu’elle se sent en forme et ne maigrit pas, elle ne fera rien.

« Rumeur malveillante ». « Le sida   n’est pas kangossa, dit une affiche au sein de l’hôpital général de Yaoundé, le sida   n’est pas une rumeur malveillante. » Le premier souci, parmi la classe aisée de Yaoundé, c’est que tout se sait. « Mon père me harcèle au téléphone pour que je n’y aille pas », se plaint Yolaine. « Il dit que si je le suis, je vais le crier sur tous les toits. » Poussée par une amie qui dispose d’informations « fiables » sur le statut sérologique de plusieurs de ses ex, Yolaine a pris la décision de se faire tester. Elle connaît chaque centimètre de l’hôpital, sa soeur y est morte du sida   au printemps dernier, après six mois de souffrances. Elle pesait 36 kg à 29 ans quand elle est arrivée aux urgences. Il faut faire la queue à trois endroits différents, et la file devant la caisse, en plein soleil, tourne au supplice pour plusieurs personnes qui s’accroupissent, s’allongent par terre, dans l’indifférence générale, pendant que des bien-portants, pistonnés, payent à l’intérieur. Les taxis déposent des hommes et des femmes cadavériques, installés dans des fauteuils roulants sommaires et directement amenés en consultation. Au bout de trois heures d’attente, Yolaine prend place sur les bancs d’un bâtiment construit en 1998 par les Français. Un magnétoscope diffuse des clips de prévention (il n’y a que le son), il fait frais. Une centaine de personnes, des femmes essentiellement, entre 30 et 40 ans, patientent, les unes recroquevillées, les autres allongées, glacées de transpiration dans leurs boubous. Les plus jeunes ont toutes le même look : cheveux lissés, minces, sacs Dior, jeans moulants. « On dit qu’elles sont prostituées parce qu’elles font ça avec des hommes qu’elles ne connaissent pas. » Tout ce monde est là pour le suivi de CD4 (taux de lymphocytes), sauf huit personnes, venues pour le dépistage (1 600 francs CFA, 3 euros, dont 1 remboursé). « Huit tests, une centaine de levées de corps encore jeunes, aujourd’hui », soupire une infirmière. « Rien n’est fait dans ce pays pour inciter les gens à se dépister, ni à mettre la capote. » Il est presque midi, Yolaine flanche : « C’est pas la peine d’attendre, personne ne vient se faire dépister. Ça confirme la rumeur. » Celle-ci dit que le professeur Anomah Ngu, médecin camerounais, a découvert le traitement du sida  , « tu prends ça pendant douze jours et tu es guéri ».

Le Comité national de lutte contre le sida   (CNLS) a dressé en octobre un bilan désastreux des politiques publiques camerounaises, « irresponsables, immorales, inadéquates, inefficaces ». Le docteur Fezeu, secrétaire permanent du CNLS estime que « les charlatans ne sont plus seulement de présumés thérapeutes, mais surtout des restaurateurs de dignité, face à la maladie réputée honteuse, culpabilisante et stigmatisante ».

Taux officiel. Au Cameroun, le taux officiel de séroprévalence est de 5,5 %, et s’élève à 10 % pour les femmes de Yaoundé. Selon un responsable de l’hôpital général, les statistiques intègrent la population de 0 à 75 ans afin de présenter des chiffres stables justifiant le renouvellement des subventions, « mais, selon nous, plus de la moitié des femmes sexuellement actives de Yaoundé sont infectées ». La situation inquiète les chancelleries étrangères. Les Suisses estiment que le tiers des étudiantes de l’université de Yaoundé sont séropositives. Une campagne de dépistage menée dans un des lycées les plus prestigieux du pays a été stoppée dès les premiers résultats, « colossaux », selon ce même responsable. « Le sida   au Cameroun est un sujet politique très chaud, il y a d’énormes enjeux financiers. » La contamination d’une partie de la classe politique dirigeante ne relève plus du secret, et provoque une gêne dans plusieurs ambassades qui facilitent les traitements à l’étranger de dignitaires dont on sait pertinemment qu’ils ne protègent pas leurs nombreuses maîtresses.

Jeudi 18 novembre, deux infirmières ont accueilli Yolaine : « Vous êtes prête ? » L’une des deux a ouvert l’enveloppe, l’a regardée et lui a dit que c’était positif. « Ce n’est pas grave de nos jours, il faut éviter la recontamination, bien manger et voir le docteur. Mais surtout éviter les personnes méchantes, et ainsi vous vivrez cent ans. » Pour avoir accès à une trithérapie (entre 4 et 5 euros mensuels le traitement), il faut d’abord qu’elle paie un bilan médical, 100 euros. « Si je meurs, mon frère trouvera 1 million FCFA (1 522 euros) pour mes obsèques. Mais 65 000 francs (99 euros) pour le traitement, il ne les aura pas. » Au Cameroun, les obsèques sont une affaire de standing.

Décoction. Au cas où, elle s’est fait livrer le traitement traditionnel qui fait fureur actuellement : deux litres d’une décoction infâme à ingurgiter durant dix jours. Le fournisseur, Jean-Paul, affirme qu’il a travaillé avec le centre Pasteur de Yaoundé « quand ils ont constaté que trois de mes malades étaient guéris, ils ont cherché à attenter à ma vie ». Il prétend que des laboratoires espagnols et brésiliens ont voulu lui arracher sa formule sans payer. Et facture 80 000 FCFA (122,7 euros), quand même, les dix jours de décoction. Yolaine estime qu’elle a trois kilos à perdre, et c’est donc une bonne chose que ce breuvage lui coupe l’appétit.


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 11 décembre 2005

 

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