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Enfin, l’Afrique du Sud affronte le sida


André Clément - le Monde Diplomatique - Janvier 2012 - C’est le jour des enfants à la clinique VIH   de Site B, un quartier de Khayelitsha, le grand township situé dans la banlieue du Cap. En ce mercredi de la fin octobre, ils sont venus, une quinzaine, avec un parent ou, pour les orphelins, avec la grand-mère ou l’oncle qui les a pris sous son aile. L’infirmière les pèse, vérifie qu’aucun ne tousse, et distribue un mois de médicaments antirétroviraux (ARV  ).

Certains ont 8, 9, 10 ans ou plus. A l’approche de l’adolescence, il est temps de leur expliquer à quoi servent ces cachets qu’ils avalent quotidiennement pour combattre le virus et empêcher qu’il ne provoque le sida  . Un groupe d’enfants plus âgés se réunit dans un préfabriqué ; une conseillère prend les adultes à part et leur « donne les outils pour révéler convenablement leur statut aux enfants et les amener à prendre eux-mêmes la responsabilité de leur santé ». L’âge rebelle approche, l’âge des prises de risques, des interrogations existentielles et des situations psychologiques extrêmes.

« Nous procédons en trois sessions, explique Mme Nombasa Dumile, la conseillère. Ces enfants commencent à poser des questions, et notamment : “Est-ce que je peux arrêter, maintenant ?” A la première session, on parle microbes, tuberculose, mesures élémentaires d’hygiène. Aux parents, on enseigne les bases du VIH   [virus de l’immunodéficience humaine]. La semaine suivante, on apporte des explications plus précises sur les virus, les bactéries. » Des dessins illustrent le rôle des cellules CD4, marqueurs de l’immunité, et des médicaments antirétroviraux. « On prépare aussi les adultes à annoncer à leur enfant qu’il a le VIH  . Lorsque le parent est lui-même touché, c’est psychologiquement difficile ; mais, en général, il le fait avec plus de sérieux et de profondeur qu’un autre, qui aura tendance à vouloir s’en débarrasser au plus vite. » La dernière session intervient après cette étape, pour répondre aux questions des enfants.

Fin de la politique de déni

Ces jeunes ignorent qu’ils ont été les premiers bébés à bénéficier des thérapies ARV   en Afrique du Sud. Leur dixième anniversaire coïncide avec celui d’une lutte qui a commencé ici, à Khayelitsha, berceau de la Campagne d’action pour les traitements (Treatment Action Campaign, TAC), autour de la clinique de Médecins sans frontières (MSF  ). En 1998, ils ne sont qu’une poignée, personnes vivant avec le sida  , femmes ayant perdu leur enfant à cause du VIH   et militants homosexuels. Ils se signalent aux regards du monde en juillet 2000, lors de la XIIIe conférence internationale sur le sida  , à Durban. Face à trente-neuf compagnies pharmaceutiques qui viennent d’intenter un procès au gouvernement pour bloquer un projet de loi sur les médicaments génériques, leurs manifestations donnent un visage aux victimes du régime international des brevets.

La mobilisation paie : le lobby pharmaceutique finit par jeter l’éponge. On va enfin pouvoir soigner les malades. Pourtant, pour les militants qui ont défendu le gouvernement, la désillusion est rapide, et profonde : fidèle du président Thabo Mbeki, la ministre de la santé Manto Tshabalala-Msimang n’a aucune intention d’organiser la distribution d’ARV   dans le secteur public de santé. Elle argue qu’ils sont toxiques, ou qu’on peut se soigner en adoptant un régime nutritif à base d’huile d’olive, d’ail et de citron. Le conflit aboutit en 2002 devant la Cour constitutionnelle : l’hôpital public est-il autorisé à administrer aux mères séropositives un comprimé de névirapine — qui réduit drastiquement le risque que l’enfant soit infecté lors de l’accouchement ? Le gouvernement est condamné (1). D’autres procès suivront, imposant en 2004 un début de stratégie nationale de traitement. Mais Tshabalala-Msimang (décédée en 2009) et M. Mbeki entretiennent la confusion en favorisant divers bonimenteurs et vendeurs de vitamines, tel le Germano-Américain Mathias Rath, qui présentent leurs potions comme autant de « choix » offerts aux malades — deux études indépendantes estiment qu’au moins trois cent mille malades en sont morts (2). Cet entêtement pèsera lourd dans l’éviction de M. Mbeki de la présidence, après la conférence du Congrès national africain (African National Congress, ANC) à Polokwane, en 2007.

Sitôt nommé président par intérim, M. Kgalema Motlanthe change de ministre de la santé. Première femme blanche condamnée pour trahison, en 1982, par le régime d’apartheid, Mme Barbara Hogan renverse la vapeur. Avec l’aide de la juriste Fatima Hassan, membre de l’AIDS Law Project, elle relance un ministère totalement déboussolé. « Notre parti a hérité de son histoire une conception parfois stalinienne de la politique, analyse un militant de l’ANC. Aujourd’hui, ces cadres qui soutenaient Mbeki et Tshabalala-Msimang sont honteux de devoir reconnaître qu’ils ont manqué de courage. » Elu président en mai 2009, M. Jacob Zuma entérine définitivement la fin de la politique de déni en confiant le portefeuille de la santé à un médecin respecté, M. Aaron Motsoaledi.

« La situation a immensément changé, confirme la docteure Lynne Wilkinson, qui nous reçoit dans les bureaux de MSF   à Khayelitsha. Ici, ce sont désormais vingt mille résidents qui sont sous traitement. On ne voit presque plus de malades arriver à la clinique dans une brouette, dans un état terminal. »

Inquiétudes pour l’avenir

Après les années d’enfer, où six cents personnes mouraient chaque jour, où l’espérance de vie chutait — de 62 ans en 1990 à 51 ans en 2005 —, les défis restent énormes. La tuberculose, de plus en plus souvent résistante aux médicaments, s’est répandue. Complication supplémentaire, 70 % des tuberculeux sont aussi touchés par le VIH   : il faut traiter de front deux épidémies entremêlées. Trois millions de personnes à placer sous ARV   : un enjeu colossal, en termes aussi bien de médecine que de ressources humaines, de budget, de planification et de logistique.

Nous sommes à Johannesburg, dans les locaux de Section 27, une organisation non gouvernementale spécialisée dans la santé publique. Successeur de l’AIDS Law Project, ce think tank juridique entend faire vivre le paragraphe 27 de la Constitution sud-africaine, lequel dispose que tous les citoyens ont droit à des services de santé adéquats. Après huit années de conflit avec l’Etat, « les militants sont fatigués », reconnaît M. Mark Heywood, son directeur. Sa récente nomination comme codirecteur du Conseil national du sida   (Sanac) le confirme : « En ce moment, nous sommes tous “alignés”, gouvernement, militants, médecins, etc. Mais combien de temps cela va-t-il durer ? Depuis deux ans, [le ministre] Motsoaledi a imprimé son rythme à la mise en œuvre des programmes de santé. La société civile a, paradoxalement, du mal à suivre. Il y a d’indéniables avancées : un million et demi de malades sous traitement, le déploiement de la circoncision chez les adultes (3)… L’extension et l’amélioration des outils de prévention de la transmission de la mère à l’enfant ont permis de faire descendre le taux de contamination post-partum à 3,5 % (4). Ce ne sont pas des résultats superficiels. Mais ces progrès ne sont pas acquis. »

Jamais le pays ne renouera avec le déni, mais M. Heywood pointe « un certain nombre de nuages noirs ». La mise en place d’une assurance nationale de santé, ambitieux projet du gouvernement Zuma, va prendre plusieurs années. Ce programme pourrait permettre de résorber les énormes inégalités dans ce domaine. 30 % des Sud-Africains se font soigner dans un secteur privé moderne et souvent dispendieux, tandis qu’un secteur public en déshérence doit répondre aux besoins des autres, et notamment des plus pauvres. « Ce plan est pour le moment très faible, critique M. Heywood. Mais il est déjà sous le feu du secteur privé, qui prétend, de façon mensongère, qu’il va pousser les médecins à partir pour l’étranger. Pourtant, notre système de soins ne sera viable que si nous parvenons à réduire le fossé entre le privé et le public. Pour répartir le fardeau du VIH   sur l’ensemble du secteur, on a besoin d’un système solide. Et j’aimerais qu’on enquête sur les raisons pour lesquelles les prix du secteur privé explosent, alors que leurs coûts n’ont pas tant augmenté... »

« En 2001, nous avions réussi à coincer les multinationales, poursuit M. Heywood. Mais le temps que nous avons dû consacrer à lutter contre notre propre gouvernement leur a permis de se réorganiser. Les sociétés de médicaments de marque ont racheté les fabricants de génériques. Et les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont éliminé deux îlots qui nous permettaient d’échapper aux brevets : l’Inde et la Thaïlande. Le mouvement mondial pour la santé, qui avait des objectifs clairs — combattre les brevets, établir un Fonds global, etc. —, se retrouve divisé et affaibli. »

Médicaments génériques

Et le militant de déplorer : « Déjà, avec la crise financière, plusieurs organismes de coopération ont décidé de restreindre leurs crédits ; la première chose qu’ils coupent, c’est le soutien aux organisations de la société civile. Ne comprennent-ils pas que c’est celle-ci qui a permis d’avancer ? »

Retour à Khayelitsha, au siège de TAC. On perçoit un certain désarroi quand M. Andile Madondile, responsable de la treatment literacy — le programme-phare de TAC consistant à diffuser les connaissances médicales et scientifiques auprès des malades —, évoque les deux bureaux que l’organisation a déjà dû fermer, faute de crédits : « Nos éducateurs vont dans les cliniques parler aux patients des maladies opportunistes et de l’importance de prendre les traitements de façon régulière. Pour continuer cela, nous allons désormais être obligés de réfléchir à la question des subventions gouvernementales. »

Interrogée en marge d’une célébration, l’ex-ministre de la santé Hogan s’alarme de la perspective d’une diminution de l’aide internationale : « C’est insensé ! Quand on a décidé de proposer des traitements antirétroviraux, il s’agissait d’un engagement de long terme. Ces médicaments rendent littéralement la vie aux malades : il faut les suivre sur trente, quarante, voire cinquante ans. Lors des ruptures de stock qu’on a connues en 2009 dans certaines provinces, on a fait des pieds et des mains auprès des Anglais et des Américains pour réussir à récupérer rapidement des médicaments. En cas d’échec, on risque, sur le plan médical, que le virus développe des résistances, avec des conséquences planétaires. Sans compter que l’épidémie repartirait à la hausse, car, comme cela a été prouvé récemment, les gens sous ARV   ne sont quasiment plus contaminants. »

Les conséquences sociales seraient également désastreuses, explique-t-elle : « Le traitement du VIH   / sida   est un préalable si l’on veut s’attaquer aux autres problèmes : la pauvreté, le chômage, la violence… Sous le poids d’une relance du sida  , le système de santé s’effondrerait. Et nous perdrions l’expérience, unique au monde, que nous avons accumulée : conseiller, recruter et soigner sur le long terme, dans les communautés, et à cette échelle. »

Mme Hassan s’inquiète : « Le traitement de première ligne cesse de fonctionner chez un nombre croissant de patients, et il faut progressivement les basculer sur un traitement plus cher. Or nous n’avons pas, pour le moment, de génériques pour ces médicaments de seconde ligne. Je crains qu’on se réveille bientôt comme en 2000, en se disant : “Oh non ! De nouveau nous n’avons pas accès aux médicaments !” Il faut pourtant définir une stratégie avant que les gens ne recommencent à mourir en masse ! »

Relance de la santé primaire

Six millions de personnes contaminées, qu’il faut encourager à se faire dépister, bientôt trois millions de patients sous traitement, des hôpitaux et des cliniques surchargés : chacun reconnaît que la décentralisation du système de santé sera indispensable. Producteur de la série télévisée « Siyayinqoba Beat It ! », une sitcom hebdomadaire d’une heure évoquant tous les aspects du VIH   et du sida  , Jack Lewis vient de participer à l’organisation d’un symposium sur la santé primaire. « Quand on regarde les Objectifs du millénaire pour le développement des Nations unies, la position de l’Afrique du Sud est très mauvaise sur trois des priorités : santé des enfants, santé maternelle et lutte contre le VIH   / sida  . Avec un taux de chômage de 35 % à 40 %, les conditions sociales renforcent toutes les autres conditions médicales. Ainsi, l’alimentation des plus pauvres est souvent lourde en graisses saturées. Conséquence : un risque plus élevé d’obésité, de diabète, d’hypertension et de problèmes cardiaques. »

Lewis énumère les grands défis qui pèsent sur la santé : VIH   et tuberculose ; maladies chroniques ; santé maternelle et infantile ; sans oublier les traumatismes dus à la criminalité, aux accidents de la route ou aux violences de genre. Si l’on veut soulager un système de soins proche de la noyade, souligne Lewis, il faudra endiguer ces quatre épidémies. « Aucun programme de prévention ne marchera sans une relance de la santé primaire. La réussite d’un protocole dépend pour moitié de la compréhension par les patients de ce qu’ils ont à faire. Il faut développer la treatment literacy à l’échelle nationale. Pour cela, il faudra créer dans chaque district une équipe de travailleurs de santé, supervisée par une infirmière, qui ait la capacité de suivre deux cent cinquante foyers : savoir qui est malade, qui tousse, qui est enceinte, qui est sous traitement, qui perd du poids… Aider les patients à prendre leur traitement régulièrement. Pour chaque suspicion de tuberculose, inciter les gens à se rendre dans une clinique spécialisée, et vérifier qu’ils ont bien été testés. »

Favoriser l’observance

Trop de malades attendent le dernier moment pour se faire soigner, alourdissant d’autant le système s’ils doivent être hospitalisés plutôt que traités en ambulatoire. Le 14 septembre 2011, le ministre Motsoaledi détaillait la « réinvention » des soins : il s’agit de « renverser le fonctionnement actuel, focalisé sur les services d’hospitalisation curative, au profit d’un système de soins de santé primaire décentralisé dans les communautés (5) ».

L’évaluation et la réhabilitation des quelque quatre mille deux cents centres de santé du pays est en cours. Et le ministère pourrait embaucher quarante mille personnes pour aller frapper à toutes les portes. « Est-ce que cela suffira ?, s’interroge Lewis. En tout état de cause, l’afflux depuis dix ans des ONG de santé vers l’Afrique du Sud, épicentre du sida  , leur a permis de constituer un immense réservoir d’expertise et de compétences. »

MSF  , par exemple, cherche actuellement des solutions pour favoriser l’observance — c’est-à-dire la bonne prise, régulière et sans oubli, des médicaments. « Les campagnes de prévention ne sont plus suffisantes, estime la docteure Wilkinson. Il faut inventer des émissions quotidiennes à la télévision et des messages à la radio : “N’oubliez pas vos comprimés”, “N’hésitez pas à demander conseil”. Il faut un plan à l’échelle de la région, qui prenne en compte les grands mouvements de migration pendulaires. Dans le township, la population, majoritairement [de l’ethnie] xhosa, est très mobile. D’origine rurale, elle vient chercher du travail ici et repart au village pour les fêtes. Le nombre de gens sous traitement qu’on perd à ces périodes-là est absurdement élevé ! Ajoutez à cela le fait que les formulations prescrites ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre [environ quatre millions de Zimbabwéens résident en Afrique du Sud], que les fournisseurs fabriquent des pilules de formes et de couleurs différentes, et que le gouvernement sud-africain n’a toujours pas adopté les associations à doses fixes, qui offrent pourtant une meilleure sécurité tout en étant plus faciles à avaler. » Se présentant sous la forme d’un unique comprimé associant plusieurs molécules, les associations à doses fixes sont pourtant disponibles dans des pays totalement démunis comme le Malawi. Localement, MSF   organise des « clubs d’observance » : « Avec tant de gens sous traitement, il n’est pas envisageable de les faire se rendre chaque mois à la clinique. Cela coûte cher en transports, oblige à prendre un jour de congé (voire deux, lorsqu’il faut aussi consulter pour la tuberculose) et à faire la queue juste pour obtenir des médicaments. Au Mozambique, le maintien en traitement au bout de quatre ans est de 97 % dans les clubs, contre 87 % dans les cliniques. »

A Khayelitsha, les jeunes « bébés-ARV   » formeront bientôt leurs propres clubs d’observance.

André Clément Journaliste

(1) Philippe Rivière, « Vivre à Soweto avec le sida   », Le Monde diplomatique, août 2002.

(2) Nathan Geffen, Debunking Delusions, The Inside Story of the Treatment Action Campaign, Jacana Media, Johannesburg, 2010.

(3) Une des rares interventions de prévention dont l’efficacité est patente à l’échelle d’une communauté. Cf. Bertran Auvert et Dirk Taljaard, « Le programme de circoncision masculine à Orange Farm en Afrique du Sud (étude ANRS 12126) ralentit fortement l’infection des hommes par le VIH   » (PDF), Agence nationale de recherche sur le sida   et les hépatites virales (ANRS), Paris, 20 juillet 2011.

(4) Conseil de la recherche médicale, « SA PMTCT evaluation shows that virtual elimination of paediatric HIV is possible with intensified effort », 9 juin 2011. 31,4 % des mères de l’étude étaient séropositives. South African Medical Research Council

(5) Discours du 14 septembre 2011.


Publié sur OSI Bouaké le samedi 31 décembre 2011

 

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