Le Monde - 12 Février 2012 - A l’occasion de la Journée internationale contre l’utilisation d’enfants soldats, dimanche 12 février,
Guillaume Landry, chercheur et expert en protection de l’enfance au sein du Bureau international des droits des enfants situé à Montréal, décrypte les tenants et aboutissants d’un phénomène complexe.
Et bouscule au passage certaines idées reçues.
Que recouvre le terme d’enfant soldat ?
Dans le domaine des droits de l’enfant, on parle plutôt aujourd’hui d’"enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés".
Si l’on a tendance à privilégier cette terminologie, beaucoup plus abstraite de mon point de vue, c’est parce que, dans l’imaginaire collectif, l’enfant soldat est nécessairement un garçon noir, africain et qui porte les armes. D’une certaine manière, en utilisant un terme volontairement plus technique, cela élargit les perspectives et pousse à reconnaître d’autres réalités, comme l’existence de filles soldates ou d’enfants ayant un rôle auxiliaire qui n’est pas forcément celui de combattant avec une arme. De fait, la définition que l’on retient aujourd’hui – et que l’on retrouve dans les Principes de Paris, édictés en février 2007 – est très large.
Il n’existe donc pas de profil type...
Lorsque l’on traite des conflits armés, il arrive, bien souvent, que l’on se concentre exclusivement sur le profil le plus spectaculaire, celui du garçon qui combat au front, les armes à la main. C’est évidemment une réalité, et il ne faut pas la négliger. Mais il y en a beaucoup d’autres. Ainsi, l’enfant recruté peut aussi remplir d’autres fonctions, comme celles de porteur, de messager, de cuisinier, de garde du corps ou encore d’espion.
Combien y a-t-il actuellement "d’enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés" à travers le monde ?
Il y a un véritable débat au niveau des statistiques et celui-ci n’est toujours pas tranché. Pendant longtemps, le chiffre de 300 000 a été avancé. On le retrouvait d’ailleurs régulièrement dans de nombreuses publications. Depuis 2008, il n’est plus cité dans les rapports internationaux. Cela tient à deux raisons : la première est que certains conflits armés, notamment au Liberia et en Sierra Leone, ont pris fin, ce qui a fait mécaniquement diminuer les statistiques ; la seconde est que ce chiffre ne reflétait en rien une réalité beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
A l’échelle d’un pays, il est déjà très difficile de disposer de données fiables dans la mesure où l’on parle plus volontiers "d’enfants associés aux groupes armés" que "d’enfants associés aux forces armées".
Or, les groupes armés évoluent davantage dans l’illégalité, en s’appuyant sur des réseaux opaques. Par conséquent,
il est pratiquement impossible de connaître avec exactitude l’étendue des forces dont ils disposent, qu’il s’agisse d’ailleurs du nombre d’adultes ou d’enfants. Toute estimation est donc, par nature, artificielle.
Quels sont les pays les plus concernés ?
La réalité des enfants soldats se confond souvent, dans l’esprit du grand public, avec celle de l’Afrique. Et cet aspect-là ne saurait être nié. C’est un fait : le cœur du continent Noir est encore en ébullition.
Je pense en particulier à des pays comme la République démocratique du Congo, le Tchad, la République centrafricaine ou encore l’Ouganda. Cependant, l’Afrique ne représente qu’une facette du problème.
Ainsi, en Asie, l’utilisation d’enfants, généralement plus âgés qu’en Afrique, est aussi avérée. C’est notamment le cas au Népal,
au Cachemire, au Pakistan, aux Philippines ou au Sri Lanka.
Quant au Myanmar [nom officiel de la Birmanie], il serait le pays qui utiliserait le plus grand nombre d’enfants au sein de sa force armée gouvernementale. Si l’Asie constitue un terrain aussi propice au recrutement d’enfants, c’est parce que les missions des Nations unies y sont moins nombreuses. Une tendance qui s’explique par l’attachement viscéral de la plupart des Etats du continent à leur souveraineté. Corollaire : les ONG sont moins présentes sur le terrain pour mesurer l’ampleur du phénomène et, partant, le faire connaître.
Sur le continent américain, enfin, la situation des enfants soldats reste extrêmement préoccupante en Colombie, en raison de la durée du conflit [qui oppose les FARC au pouvoir depuis 1964].
Le phénomène des enfants soldats n’est pas exclusivement africain.
Au fil des années, il s’est également développé en Asie, comme ici au Népal. Dans certains conflits, 40 % des enfants soldats sont des filles.
Le phénomène des enfants soldats n’est pas exclusivement africain.
Au fil des années, il s’est également développé en Asie, comme ici au Népal. Dans certains conflits, 40 % des enfants soldats sont des filles.AFP/RAVI MANANDHAR
Ce phénomène touche-t-il également les filles ?
Les filles ne sont pas épargnées. Preuve en est, selon l’Unicef, sur les 30 000 enfants qui ont été recrutés dans le cadre des conflits armés au Liberia et en Sierra Leone – les statistiques sont à peu près équivalentes pour les deux pays – la proportion de filles avoisinait les 40 % ! D’aucuns évoquent même un pourcentage plus élevé en RDC ou en Ouganda [où sévit, depuis 1986, l’Armée de résistance du seigneur, rébellion qui s’est fixé pour objectif de mettre en place un régime fidèle aux Dix Commandements de la Bible].
Occupent-elles des "fonctions" différentes de celles des garçons ?
Non, pour l’essentiel, leurs fonctions sont les mêmes que celles des garçons. Il serait illusoire de penser que les filles ne combattent pas sous prétexte qu’elles sont des filles. Beaucoup d’entre elles portent les armes et vont au front. Au Liberia et en Sierra Leone, on parlait souvent des "Small Girls Units", ces unités composées exclusivement de filles réputées pour leur violence – ce qui leur valait d’ailleurs un certain respect. A l’image des garçons, les filles tiennent des rôles très variés : combattante, espionne, messagère, porteuse, mais aussi garde du corps, comme en Colombie.
A cela s’ajoute une autre dimension, qui n’est pas à négliger non plus : celle de l’esclavage sexuel. Mais, là encore, il convient d’être prudent. On présume souvent que toute fille qui a été recrutée dans le cadre d’un conflit armé a été victime de violences sexuelles.
Certes, cela est vrai pour la grande majorité d’entre elles, mais il serait faux de systématiser. Lorsque je travaillais en RDC, les groupes armés de l’Ituri et du Nord ou Sud-Kivu faisaient fréquemment appel à des filles maï-maï pour être des "gri-gri". Ces filles produisaient des amulettes censées protéger les combattants qui se rendaient sur le front. Dans le groupe, cette fonction leur donnait un statut particulier, mais pour l’obtenir, elles devaient être vierges.
Pour quelles raisons un groupe armé peut-il être tenté de recourir à des enfants ?
Du point de vue des groupes armés, le fait de recruter des enfants est une manière commode d’avoir à leur disposition une masse de soldats malléables, donc mieux contrôlables. Sur le plan psychologique,
il est facile de les soumettre à un lavage de cerveau et d’obtenir leur obéissance en utilisant la terreur. Bien souvent, eux-mêmes ignorent leurs limites. En parvenant à les conditionner pour qu’ils commettent des atrocités, on crée une peur beaucoup plus forte chez l’ennemi,
qui se trouve totalement désarçonné. Par ailleurs, lorsqu’il joue les espions, un enfant passe inaperçu, ce qui le rend plus efficace.
Enfin, la prolifération des armes légères, faites pour de petites mains, explique aussi en partie le recours aux enfants.
Quel est l’impact psychologique sur les enfants qui ont vécu ce genre de situation ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre car cela dépend du vécu de chacun. L’image qui vient généralement en tête est celle d’un enfant recruté de force dans un village ou à l’école. Une fois sorti du cadre du conflit armé dans lequel il a été plongé, il est traumatisé, honteux, et tend à développer un fort sentiment de culpabilité,
avant que la communauté internationale ne participe à sa réhabilitation. Ce parcours-là représente une réalité, c’est indéniable.
Cependant, sur le terrain, la donne est beaucoup plus complexe.
Par exemple, en Côte d’Ivoire, quand les villages de l’Ouest ont mobilisé des enfants pour aller combattre les Forces nouvelles [ex-rébellion hostile au pouvoir de Laurent Gbagbo], ils ont été considérés comme des héros à leur retour. Dans ce cas précis, l’expérience n’a pas été perçue comme négative. Bien que la notion de consentement ne soit pas pertinente dans un contexte général de violence, il faut également garder à l’esprit que, parfois, les enfants se joignent d’eux-mêmes aux groupes armés. Derrière cet engagement, il peut y avoir plusieurs raisons : la volonté de se venger, de détenir du pouvoir ou d’obtenir davantage de ressources. Cela peut aussi être un exercice de valorisation.
Comment parvenir à réintégrer ces enfants à la vie en communauté ?
Le processus de réintégration comprend deux dimensions,
l’une économique, l’autre sociale. Pour que le retour de l’enfant à la vie civile puisse se faire dans les meilleures conditions, il faut que celles-ci soient prises en compte de manière équilibrée et que le succès soit au rendez-vous de part et d’autre. La dimension économique implique trois options : le retour à l’école, la formation professionnelle ou les activités génératrices de revenus. La dimension sociale, elle, recouvre le soutien psycho-social ainsi que la médiation communautaire et familiale qui peut être nécessaire quand l’enfant devient bouc émissaire ou est rejeté. D’une manière générale, aider l’enfant à renouer les liens avec sa communauté est un processus qui prend beaucoup de temps.
Propos recueillis par Aymeric Janier