OSI Bouaké - Vieillir avec le sida Accueil >>  VIH/Sida

Vieillir avec le sida


Mots-Clés

En 1984, le sida   avait 3 ans. Jacques en avait 40. Il se souvient s’être "bien amusé cette année-là". Trop, sans doute. "De la cocaïne, du sexe à tout va... J’ai abusé, concède-t-il. Avec la vie que j’ai eue, je ne pouvais pas passer à côté." A côté du VIH  , bien sûr. Artiste de music-hall, ce prince de la nuit parisienne était connu, à l’époque, pour ses numéros de transformiste.

Deux décennies après, que reste-t-il de "Rita Patchwork" ­ son nom de scène ? Un corps décharné, un faciès creusé, une bouche édentée. "Je suis vivant, certes. Mais dans quel état !", lance l’ancien disciple de Zizi Jeanmaire et Roland Petit avant d’expliquer qu’il s’est réfugié dans l’écriture. Dans son studio du 20e arrondissement de Paris, il rédige actuellement trois livres en même temps. Dont un entièrement consacré à son combat contre la maladie.

Sur la carte épidémiologique du sida  , Jacques n’est plus une exception. Les populations touchées par le virus ont vieilli. Aujourd’hui en France, un peu moins d’un séropositif sur cinq (19 %) a 50 ans ou plus. Contaminé peu après l’isolement du virus en 1983, Jacques est de ceux qui ont tout connu de la pandémie. Le désespoir d’abord, quand le sida   était synonyme de mort inéluctable. La résurrection ensuite, avec l’avènement des trithérapies en 1996 et la promesse d’une vie plus longue. Le "vivre avec", enfin, qui n’est pas forcément le plus facile à endurer.

Non seulement ces "vétérans du VIH  " doivent souvent soigner en parallèle des maladies opportunistes qui se sont développées avec l’affaiblissement de leur système immunitaire, mais ils doivent supporter la lourdeur de leur traitement antisida. Dix ans de trithérapie les ont généralement épuisés, quand ils n’ont pas salement endommagé leur organisme pour un grand nombre d’entre eux. "On a été des cobayes, nous, les vieux malades", atteste Jacques. Une ordonnance à la main, le vieux comédien s’en va chercher, ce matin-là, une nouvelle molécule ­ le reyataz ­ dont il se demande bien dans quel état elle va le mettre.

Parfaitement identifiés, les effets secondaires des traitements antirétroviraux sont aussi nombreux que divers : vomissements, insuffisance rénale, vertiges, diarrhées, neuropathie, anémie, pancréatite... Rien ne semble pire, cependant, que la lipodystrophie, à en croire les vieux patients. Cette affection métabolique a pour effet de déplacer les graisses à l’intérieur de l’organisme : d’un côté, les joues et les membres maigrissent ; de l’autre, le ventre se met à gonfler. Chez certains hommes, une boule de graisse ­ appelée "bosse de bison" ­ peut même se développer au bas de la nuque. Métamorphoses corporelles difficilement acceptées par les séropositifs, qu’ils aient ou non déclaré un sida  .

"Dans le métro, il n’est pas rare qu’on me laisse la place car on croit que je suis enceinte", témoigne Christine. Il arrive aussi qu’on l’appelle "monsieur", elle qui n’a que 36 ans, dont quinze de VIH   après une contamination lors de son tout premier rapport sexuel. Ce matin-là, Christine ne cache pas son angoisse. C’est la fin de l’hiver, le retour annoncé des beaux jours. "Ça va être l’horreur. Comment vais-je m’habiller ? J’aimerais porter des vêtements féminins, et pas seulement des jeans et des T-shirts amples", confie cette ancienne footballeuse de la section féminine du Paris - Saint- Germain. Le sport lui est aujourd’hui interdit, à cause de varices à l’oesophage, conséquences d’une maladie rare apparue il y a deux ans. Parce que le foot est "la passion de - sa - vie", Christine a néanmoins décidé, cette année, d’entraîner une équipe féminine à Montreuil-sous-Bois. Mais pas question de prendre la douche avec les autres filles. "Ce corps abîmé, je n’ose plus le mettre en avant", murmure-t-elle.

Déglingués, sabotés, détraqués, ces organismes ne sont pas condamnés, toutefois, à le rester. Retrouver une partie de son apparence physique est l’un des enjeux d’aujourd’hui. Même si elles ne font pas toutes l’unanimité, les techniques ne manquent pas, entre la chirurgie esthétique, les produits de "comblement" pour les joues creuses et les anabolisants. Derrière ce marché appelé à se développer, une équation très simple : plus un patient accepte sa propre image, mieux il suivra ses traitements. Car ceux-ci restent extrêmement contraignants malgré la réduction du nombre de pilules à avaler quotidiennement.

Il n’est pas rare de voir certains séropositifs, las d’ingurgiter des comprimés depuis des années, s’autoriser des "vacances thérapeutiques" pendant lesquelles ils oublient volontairement de prendre leurs gélules, ce qui est vivement contre-indiqué sans l’accord du médecin. On a beau être un "élève studieux" comme François, 44 ans, infecté depuis 1985, une observance à 100 % est quasiment impossible. Lui se permet "deux interruptions par an : le jour de - son - anniversaire et le 31 décembre". Un "rituel", explique-t-il, dans un marathon pharmacologique qui l’a contraint à absorber 43 comprimés par jour à ses débuts, puis 30, et 13 aujourd’hui.

Comme d’autres, cet ancien instituteur a vieilli avec le VIH   au gré des soubresauts de son histoire. "Jusqu’en 1996, c’était très simple : on ne vieillissait pas avec le VIH  , on mourait, se souvient-il. Et puis sont arrivées les trithérapies. On a alors vu les gens se remplumer. On parlait de faire le deuil du deuil. Une drôle d’idée... On s’est surtout retrouvé dans une situation de mort-vivant au sens littéral. On se croyait condamnés et l’on a dû réapprendre à vivre." D’autant moins que de nombreux séropositifs ont vu leur situation économique et sociale voler en éclats.

"On a appris à mourir à beaucoup de patients en leur disant qu’ils n’en avaient plus que pour six mois ou quelques années, et qu’il fallait donc qu’ils en profitent. C’était un peu : après moi le déluge, explique le psychologue Philippe Arlin, qui suit de nombreux patients VIH  . Certains ont alors arrêté de travailler, d’autres se sont endettés. Le jour où ils ont appris que de nouveaux traitements les maintiendraient en vie plus longtemps que prévu, cela a été la panique totale."

En vingt ans, le monde du travail s’est aussi considérablement refermé pour ces séropositifs au long cours. La discrimination anti-VIH   n’est pas la seule raison. L’impact du virus, ajouté aux effets secondaires des traitements, a décuplé leur fatigue. "Fatigue ? Il faudrait inventer un autre mot. Il y a des matins, je ne peux pas me lever, je suis incrustée dans le matelas", confie Jeanne, 52 ans qui, en plus du VIH  , est également atteinte d’une hépatite C. Qu’ils bénéficient d’une pension d’invalidité ou de l’allocation d’adulte handicapé (AAH), qu’ils aient pu ou non réduire leur temps de travail, beaucoup ont dû apprendre à se démener dans le maquis administratif afin d’améliorer un ordinaire déclinant au fil des années. "C’est épuisant. L’administration est un tourbillon. On est comme des mouches enfermées dans une pièce et qui se heurtent aux parois pour essayer d’en sortir. Il y a des jours, on a envie de prendre un billet de train et de partir loin", indique Joël, 40 ans, séropositif depuis 1992, malade depuis 1998. Cet ancien agent commercial a quitté son emploi dans une banque, victime de "discriminations". Il a aujourd’hui du mal à joindre les deux bouts. Il a perdu, coup sur coup, son allocation logement et le remboursement de ses séances de psychothérapie. Joël a écrit "à tout le monde, de Chirac à Delanoë", pour être rétabli dans ses droits. Sans succès.

Non content d’esquinter les corps et de cabosser les âmes, le sida  , c’est connu, est également précarisant. Eudes, 39 ans, dont vingt de VIH  , en convient : "Qu’il s’agisse de vieux homos, de vieux toxicos ou de femmes africaines, les séropositifs qui ont aujourd’hui entre 40 et 50 ans vivent, pour la plupart, avec des minima sociaux, ce qui est totalement dégradant." Ancien vice-président d’Act-up, Eudes touche l’AAH, 540 euros par mois. Il sait qu’il n’aura pas de retraite. "C’est angoissant, dit-il. Je suis sincèrement emmerdé à l’idée de savoir que je serai pauvre quand j’aurai 60 ans." Son seul bien est cette maison achetée en ruine en 1997 à Saint-Denis et reconstruite de ses mains. Aucune banque n’ayant voulu lui prêter d’argent à l’époque, Eudes a emprunté aux amis.

Chacun sa méthode. François, lui, admet avoir produit en 1990 un "faux" dossier médical pour souscrire un crédit destiné à l’achat d’une maison dans l’Oise. Faisant fi de la "convention Belorgey", qui facilite théoriquement depuis 2001, l’accès à l’emprunt pour les personnes présentant un risque de santé aggravé, il a récidivé en 2002 pour acquérir un nouveau logement.

Si la précarité gagne du terrain au sein de la communauté séropositive, d’autres phénomènes émergent, qui en disent tout aussi long sur les difficultés de vieillir avec le VIH   : la solitude, le repli sur soi, l’abstinence sexuelle. "Au début, beaucoup de personnes ont mis entre parenthèses leur vie sexuelle car l’idée de transmettre le virus leur était intolérable, note Philippe Arlin, qui est aussi sexologue. Cette tendance reste aujourd’hui d’actualité chez les femmes qui ne sont ni en couple ni en questionnement d’enfant."

Jeanne, qui a appris sa séropositivité en 1985, quand son fils avait 9 ans, est dans ce cas. "Le sida  , ça ne se partage pas. J’ai choisi de vivre seule depuis plus de dix ans, raconte cette quinquagénaire pétillante. Je n’ai pas de vie amoureuse et je n’en veux pas. D’abord parce que je suis une solitaire par nature. Ensuite, parce que j’ai eu une vie très riche sur le plan sentimental. Je ne sais pas si j’ai vécu tout mon quota amoureux. Mais la pathologie fait voir la vie d’une façon différente. Il y a, tout d’un coup, d’autres centres d’intérêt. Je ne dis pas que tout devient triste ou sinistre. Mais on a besoin de calme, de silence, de beauté..."

Toute la question est bien là. Pratiquement tous les pionniers de la saga sida   disent ressentir une forme de "vieillissement accéléré". Difficilement quantifiable, le symptôme commence tout juste à être validé scientifiquement. Des études récentes montrent que les séropositifs développent prématurément certaines pathologies affectant généralement le troisième âge. Il en est ainsi de "certains cancers, dont le risque est deux fois plus important dans la population VIH   que dans la population générale, mais aussi de l’infarctus, dont le risque est multiplié par 1,26 par année d’exposition aux traitements antirétroviraux", indique Dominique Costagliola, de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).

Le tableau est tout aussi sombre sur le plan du vieillissement cérébral. "Les personnes les plus âgées au sein de la population VIH   ont apparemment des risques plus grands d’avoir des troubles cognitifs", souligne le neurologue Jacques Gasnault, de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. L’absence de recul et le manque d’observation longitudinale empêchent toutefois d’en savoir davantage. Notamment à propos de la maladie d’Alzheimer, qui est aujourd’hui la grande frayeur des séropositifs les plus avancés en âge.

On en saura plus sur ce phénomène à l’avenir. Mais, d’ici dix ans, dans quel état seront-ils, ces "dinosaures du sida  ", pour reprendre l’expression de l’un d’eux ? Aucun ne le sait. Et peu veulent le savoir. "Je peux me projeter à quatre ou cinq ans dans l’avenir, mais pas plus", confie François, dont les yeux, affectés par une rétinite à cytomégalovirus, sont déjà "ceux de quelqu’un de 70 ans".

Jeanne le sait : "Nous, les anciens, qui côtoyons l’épidémie depuis vingt ans, avons une proximité avec la mort. Je ne dirais pas qu’on l’apprivoise ni qu’elle est devenue une copine. Mais sans doute est-elle plus visible à nos yeux, alors qu’elle est généralement occultée dans nos sociétés."

Jeanne ignore bien sûr de quoi demain sera fait. Sa seule "envie" est de "vieillir", simplement. "Devenir grand-mère peut-être, m’occuper de mes parents vieillissants. Jardiner aussi, car la ville me pèse. Bref, vivre les choses que l’on a envie de vivre à mesure que l’on avance dans sa vie."

Frédéric Potet Article paru dans l’édition du Monde du 05.04.05


Publié sur OSI Bouaké le mercredi 13 avril 2005

LES BREVES
DE CETTE RUBRIQUE