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Sciences Po pense sexes


Mots-Clés / Genre

Le Monde Magazine | 10.10.10 | Frédéric Joignot

Où pouvait-on discuter du plaisir féminin avec l’actrice porno Judy Minx, écouter le philosophe Ruwen Ogien interroger les rapports troubles du sexe et de l’argent ou rencontrer les militantes féministes de La Barbe et des Tumultueuses ? A Sciences Po, en mai, lors de la première "Queer Week, semaine du genre et des sexualités". Une semaine consacrée au mouvement d’idées radical critiquant les normes sexuelles, le Queer. Ancien de l’ENA et du Conseil d’Etat, le directeur de Sciences Po, Richard Descoings, avait ouvert les débats avant de céder la parole à Didier Eribon, un des pionniers de la réflexion sur l’homosexualité en France.

Alors quoi, Sciences Po est devenue une université mauvais genre ? Au-delà de cette semaine - une initiative étudiante -, la grande école parisienne va rendre obligatoire dès 2011 un cycle de cours et de conférences consacrés aux différences sexuelles, afin de montrer comment celles-ci affectent la politique, l’histoire, le droit, l’économie, toutes les grandes disciplines étudiées dans ses murs.

Vous doutez de l’intérêt de telles études ? Prenez l’actuelle réforme des retraites. Grâce aux enquêtes de genre menées par la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), nous savons que les femmes touchent aujourd’hui des pensions de 30% à 35% inférieures à celles des hommes. Qu’après trente années de luttes féministes, les différences salariales persistent : moins 16% à travail égal, 19% en comptant les temps complets, 27% tout travail confondu. Nous savons encore que 30% des femmes travaillent à temps partiel, que ce sont elles, majoritairement, qui élèvent les enfants, qui s’occupent des tâches domestiques. Sans oublier qu’elles sont toujours largement absentes des postes de direction et des conseils d’administration. Qui ira ensuite prétendre que la question sexuelle ne concerne pas l’économie ou les politiques publiques ?

En réformant ses programmes, Sciences Po tente de rattraper un important retard intellectuel de l’université française. Car les "études sur le genre" ("gender studies") se développent depuis trente ans sur les campus américains et canadiens, mobilisant chercheurs et professeurs, renouvelant les sciences humaines, proposant des réformes de fond.

En France, à l’exception de quelques facultés comme Toulouse-Le Mirail, l’Ecole normale supérieure ou Paris-VIII, elles sont longtemps restées indigentes. Un paradoxe, car elles sont nées en France, inaugurées par la formule canonique de Simone de Beauvoir "On ne naît pas femme, on le devient" (1949), qui séparait avec fracas le sexe biologique du sexe tel qu’il est considéré par la société : le genre féminin, le sexe dit "faible", défini par un catalogue de clichés - l’intelligence réduite, la prédisposition aux tâches ménagères, l’incapacité à diriger… - changeant au gré des époques. En 1949, les Françaises ont le droit de vote depuis cinq ans seulement. Comment expliquer que ces recherches sur la fabrication du genre féminin inaugurées par l’auteure du Deuxième Sexe, enrichies et développées par les féministes des années 1970 - Hélène Cixous, Christine Delphy, Monique Wittig… -, aient été si longtemps déconsidérées dans l’université française ? La question mériterait réflexion. Les voilà en tout cas de retour. En force. Dans beaucoup d’universités. Jusqu’à Sciences Po.

1/ Où un jeune professeur de Sciences Po critique le conservatisme français

Bruno Perreau est docteur en science politique, auteur de plusieurs ouvrages traitant de la tradition républicaine et de la question gay en France. Il a été un des premiers jeunes professeurs à ouvrir des cours sur le genre et la sexualité à Sciences Po, "Introduction to Gender Studies", en anglais, en 2008. "L’identité sexuelle en question" avec la philosophe Emmanuelle Huisman-Perrin, la même année. Un cycle sur les "homosexualités" avec la sociologue Françoise Gaspard en 2005.

Pourtant, Bruno Perreau n’a jamais trouvé en France de financement pour ses recherches, ni aucun poste stable d’enseignement. Il est donc parti aux Etats-Unis. Il enseigne aujourd’hui au MIT, à Cambridge, où il est chercheur associé. Il vient aussi d’obtenir un financement pour dix ans de la British Royal Society. Il travaille actuellement sur les problèmes de droit et de filiation associés à l’adoption, et s’attelle à la traduction de l’essai de Denise Riley Am I that name ? ("Suis-je ce nom ?"). L’intellectuelle britannique y analyse les invraisemblables variations du sens prêté au nom "femme" à travers les époques, jusqu’à remettre en cause toute définition du mot et par là repenser le féminisme. Comment expliquer qu’un livre aussi important, qui a nourri les travaux de Judith Butler (autre pionnière américaine des études sur les genres), ne soit pas encore traduit en France vingt-deux ans après sa publication aux Etats-Unis, et soit toujours ignoré dans nos facultés ?

Bruno Perreau répond : "Pour comprendre le retard français sur les études sexuelles, il faut d’abord incriminer la nature très disciplinaire de notre université. Ensuite, la valorisation très française de l’abstraction, au détriment des réflexions impliquant une pluralité de domaines de recherche. Ajoutons le refus de penser les “communautés”, les minorités, l’hybridation culturelle au nom d’un universalisme de principe, que tout le monde de droite à gauche utilise comme réponse à tout, et dont le seul objet semble être la reproduction d’une pensée “straight”, hétérosexuelle, blanche et bourgeoise. C’est là une différence majeure avec les Etats-Unis où les mouvements sociaux y ont durablement transformé les rapports humains dans l’université, et où les recherches sur ces thèmes apparaissent totalement légitimes."

C’est pourquoi Bruno Perreau se félicite du nouveau projet de Sciences Po, le Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (Presage), au conseil scientifique duquel il appartient et qui entame en ce mois d’octobre son premier cycle de conférences. "Ce sera un enjeu pour Presage, nous dit-il. Non pas sensibiliser les étudiants à la diversité parce qu’ils seraient de futures élites, mais les amener à mettre en question, à partir du genre, le statut même d’élite. Cela signifie repolitiser le concept de diversité et y faire apparaître les rapports de domination."

2/ Où l’on découvre le programme Presage et ses premiers travaux déroutants

Hélène Périvier, jeune économiste de 36 ans, dirige le programme Presage avec Françoise Milewski, une spécialiste reconnue des inégalités femme-homme sur le marché du travail. M’accueillant dans les bureaux de l’OFCE, le centre de recherche en économie de Sciences Po, elle présente ses projets avec enthousiasme : "Nous voulons aller au-delà d’un pôle universitaire consacré aux “gender studies” américaines. Nous ne voulons pas seulement étudier comment les normes de genre façonnent notre identité et nos comportements, isolent les minorités sexuelles. Nous entendons faire un pont entre ces recherches et les approches sociologiques, juridiques, économiques, historiques des différences sexuelles. Notre programme se veut pluridisciplinaire, il traitera des questions aussi diverses que la parité dans les lieux de pouvoir, les politiques publiques, la lutte contre les discriminations, les hiérarchies et les inégalités au travail, le poids des stéréotypes, l’économie de la famille."

Au-delà de ce programme de recherches ambitieux - on remarque au conseil scientifique le prix Nobel d’économie Amartya Sen, l’anthropologue Françoise Héritier, les historiennes Elisabeth Badinter et Michèle Perrot -, le grand défi de Presage est de faire en sorte qu’il soit difficile à un étudiant d’échapper au questionnement du genre, quel que soit son cursus.

Bien sûr, cette réforme de fond, qui débute dès cette année par plusieurs "cours électifs", n’a pas été sans résistance. Hélène Périvier explique : "Il reste des forces d’inertie liées au conservatisme des professeurs d’université, notamment en droit et en économie, qui considèrent leur discipline comme neutre du point de vue du genre. Les lois s’adresseraient à tout le monde, sans distinction de sexe, ou encore l’Homo economicus serait le seul paradigme pertinent pour comprendre les comportements des agents économiques. Pourtant, ces analyses classiques ont été mises à mal par de nombreux travaux de recherches. Diffuser plus largement ce savoir est l’un de nos objectifs."

L’équipe élargie de Presage a publié cet été un numéro spécial de La Revue de l’OFCE consacré aux discriminations entre les femmes et les hommes. On y découvre plusieurs travaux assez décapants. La sociologue Marie Duru-Bellat s’interroge sur les effets paradoxaux de la mixité scolaire, dévoilant comment elle encourage parfois la domination des garçons et défavorise la réussite des filles, qui n’osent pas entrer en compétition avec eux. Elle montre aussi que les filles qui réussissent dans des milieux masculins s’en sortent mieux que les garçons dans des milieux féminins.

La professeure de sciences politiques de New York Nancy Fraser, réputée pour ses travaux sur la justice sociale, s’inquiète de ce que le féminisme se confonde aujourd’hui avec la lutte des femmes des classes moyennes pour briser le "plafond de verre" des hauts salaires, et qu’il abandonne son combat pour la démocratisation de toute la société. La juriste Annie Junter et la sociologue Caroline Ressot analysent comment le droit français a amélioré sa prise en compte des discriminations sexuelles sous l’influence des directives européennes. Tous ces travaux montrent la pertinence des "études sur le genre" que les étudiants de Sciences Po vont découvrir.

3/ Où l’on rencontre la philosophe féministe Geneviève fraisse

La première conférence de rentrée du programme Presage, le 20 octobre, "La contradiction démocratique d’une société sexuée" sera donnée par une figure renommée, polémique, du féminisme français, la philosophe Geneviève Fraisse, directrice de recherche au CNRS, députée européenne (PCF) de 1999 à 2004. Elle va publier un essai important, A côté du genre (Le bord de l’eau). Il faut avoir discuté avec cette "femme puissante", se méfiant des modes intellectuelles, pour comprendre l’originalité de ses recherches.

Prenez la question du genre : pour elle, "la dualité sexuelle, sa visibilité, a toujours été agissante dans la fabrique de l’histoire des sociétés, et il n’y a pas de raison d’imaginer que cela s’arrête". Prenez la question de l’égalité femme-homme : selon elle, la différence des sexes est d’abord une catégorie de pensée, mais l’égalité un incontournable philosophique - et politique. Pour Geneviève Fraisse, la question sexuelle sera toujours ouverte, source de tensions, de contradictions, de combats et d’enrichissement.

Prenez les débats sur l’évolution des mœurs. L’amour n’a pas disparu avec la tolérance sexuelle et les familles recomposées, la féminité résiste au féminisme austère, la libération de l’éros féminin dans les années 1970 n’a pas mis fin aux troubles rapports sadomasochistes du plaisir, le combat pour le partage des travaux domestiques est loin d’être achevé. La différence sexuelle joue toujours.

Toute la démarche de Geneviève Fraisse consiste à s’appuyer sur le questionnement du genre pour réfléchir au monde de demain : quelle société, quelle démocratie, quelle relation d’amour et quel lien transcendant nos désirs individuels et identitaires voulons-nous construire ensemble, hommes et femmes ? Cela soulève aussitôt des questions très pragmatiques, très politiques : "Une femme qui décide de porter le voile intégral engage plus qu’elle-même. Comment le consentement des dominés rencontre-t-il l’idéal républicain ?" Ou encore celle-ci : "Pourquoi ne pas imposer la parité homme-femme en politique ? Bien sûr, d’un point de vue théorique, cela semble indéfendable. Mais on a bien imposé l’école pour tous. Il n’y a pas d’égalité sans contrainte." Nous n’avons pas fini de discuter avec Geneviève Fraisse.

4/ Où l’on comprend les dessous politiques du pantalon

Christine Bard est historienne et participe au programme Presage comme enseignante. Elle vient de publier un essai érudit et réjouissant, Une histoire politique du pantalon (Seuil), où elle montre comment l’habillement constitue un irréductible marqueur du genre. Chaque matin, sans même y penser, nous nous déguisons en homme ou en femme, nous endossons notre genre, avec ses codes précis, rigides. Longtemps obligatoires.

Christine Bard précise : "Une ordonnance de 1800 interdisait formellement à une femme de porter un pantalon. Celui-ci représentait la virilité, le pouvoir, habit à la fois fermé, pratique et protecteur, à l’inverse de la jupe. Au XIXe siècle, toute une veine humoristique montrait des femmes affublées d’un pantalon et prétendant gouverner les hommes, et les dictons disaient d’une femme autoritaire qu’elle “porte le pantalon” ". On comprend alors le scandale que déclencha l’apparition de "la garçonne" émancipée dans les années 1920 (sujet d’un autre de ses essais paru chez Flammarion en 1998).

Aujourd’hui, si une relative liberté d’allure règne chez les femmes, les règles vestimentaires et capillaires restent très strictes pour les hommes. Christine Bard : "Au tournant du XVIIe siècle, les hommes ont renoncé à l’Ancien Régime des apparences, fondé sur le modèle aristocratique. Dentelles, couleurs, fards, perruques, talons étaient de rigueur pour l’élite masculine. Le passage à un nouveau régime bourgeois s’est traduit par une “grande renonciation” à la fantaisie, à l’abandon de la parure. En même temps, la simplicité et l’uniformité des apparences masculines coïncident avec l’avènement d’une société plus démocratique et égalitaire. Il reste beaucoup de survivances aujourd’hui de cet archétype sévère dans le costume noir ou gris omniprésent."

Dès qu’on décrypte l’habillement et ses règles sociales, les normes plus ou moins secrètes, conscientes, lisibles du genre sautent aux yeux. Nous découvrons combien nous sommes ligotés, de façon arbitraire, par les rituels de notre sexe, jusqu’à la gestuelle quotidienne, la manière de marcher, au fait de se maquiller ou non, de parler fort, de siffler, de cracher, d’uriner… Est-il possible d’y échapper ? De s’en libérer ? Sujet épineux.

Christine Bard : "Aujourd’hui, grâce à la critique des études sur le genre, la norme est dévoilée comme telle. La dissidence existe, les assouplissements sont courants, une pluralité de sous-genres apparaît, offrant une certaine liberté. Mais comme le dit Judith Butler, on ne choisit pas son genre le matin en changeant de garde-robe. Le genre est un système d’encodage global du social. Comment échapper à un réseau de significations aussi élaboré, aussi ancien, ancré dans le quotidien, adossé qui plus est à la sexualité hétérosexuelle dominante et à ses désirs de différenciation ?"

Un mouvement conteste l’arbitraire et le contrôle des normes de genre sur nos vies, c’est la constellation des activistes et théoriciens "queer". Eux revendiquent d’être déviant, hors norme, mauvais genre - de changer les codes, de résister. Ils transforment leur corps en prenant de la testostérone, comme la philosophe Beatriz Preciado. Ils appellent les lycéennes à apprendre le close-combat pour en finir avec la peur physique, comme l’écrivaine Isabelle Sorente. Ils tournent des films pornographiques polysexuels, comme Emilie Jouvet et Wendy Delorme. Quant à Marie-Hélène Bourcier, qui enseigne depuis 2002 les gender studies à l’université de Lille-3 (où les "ateliers drag king" font partie des évaluations), elle prépare la sortie de la revue Queer Zones 3, consacrée aux politiques sexuelles. Celles-là, qui voudraient transformer les genres plus que les étudier, ne donnent pas encore de cours à Sciences Po.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 13 octobre 2010

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