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Revue Cassandre : Le temps des alliances



OSI Bouaké, le 17 mai 2009

Le numéro 77 de la revue Cassandre / Hors Champ s’intitule « Le temps des alliances » et il est consacré au collectif « L’appel des appels ». De très bons articles de fond qui donnent la parole aux premiers signataires de l’appel et ce faisant, nourrissent la réflexion critique sur la "crise de civilisation" dont Sarkozy est le nom.

A lire d’urgence pour penser l’entreprise de démembrement des services publics tel qu’elle a été souhaitée par la société française qui a voté en 2007.

Ci-dessous la page que la revue consacre à son numéro 77 ainsi que l’entretien de Roland Gori que je citais à l’instant dans mes commentaires sur Besson...

SD


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À la lecture de l’Appel des appels, la revue s’est immédiatement sentie concernée. Cette incitation au regroupement de tous ceux qui travaillent avec l’humain, (psychiatres, psychanalystes, psychologues, magistrats, éducateurs, travailleurs sociaux, artistes, journalistes), entre en résonance avec les valeurs que défend notre publication :

  • la différence radicale de nature entre le symbolique et l’économique et la nécessité que le premier ne soit pas soumis au second.
  • l’impératif, pour une société, de comprendre que ses lieux de relégation et d’exclusion sont essentiels à une analyse de ses propres enjeux.

Cet impératif, exprimé lors du cycle dont est issu l’ouvrage Les Hors-champs de l’art, nous l’avons retrouvé dans les convictions des signataires de l’Appel lors de leur première réunion au 104, le 31 janvier, puis lors de celle du 22 mars à la Maison de l’arbre à Montreuil. Dans ce numéro, Cassandre/Horschamp donne la parole à Roland Gori [1], l’un des principaux instigateurs du mouvement, et à plusieurs des premiers signataires, professionnels de la recherche, de la psychiatrie, de l’enseignement, de la psychologie, de la justice, de la culture...

Paroles de spécialistes reconnus dans ces métiers menacés dans leur sens, mais surtout paroles d’hommes et de femmes que relie leur engagement contre le libéralisme autoritaire, l’obsession de la rentabilité, et celle, orwellienne, du contrôle qui risque de défigurer pour longtemps notre civilisation. S’il est juste de nous rassembler aujourd’hui autour de valeurs communes, c’est que ce combat est culturel, au sens le plus noble et le plus puissant du terme. C’est-à-dire civilisationnel.

Chantier « Appel des Appels »

Grand témoin : Roland Gori (psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille)

Témoignages et réflexions :

  • Pierre Delion, enseignant-chercheur en pédopsychiatrie
  • Alain Abelhauser, enseignant-chercheur en pédopsychiatrie
  • Marie-José Del Volgo, médecin et maître de conférences
  • Serge Portelli, magistrat
  • Laurent Mucchielli, sociologue
  • Barbara Cassin, philosophe et philologue
  • Gérard Dessons, professeur de littérature française
  • Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation
  • Marie-José Mondzain, philosophe
  • Robert Cantarella, metteur en scène, directeur du 104
  • Elisabeth Weissman, journaliste

Extrait du numéro 77 : Grand Témoin - Entretien avec Roland Gori,

Homme tragique versus Homme instrumental

Initiateur avec Stephan Chedri (1) de l’Appel des appels, Roland Gori (2) est un psychanalyste et un chercheur de haut niveau - sensiblement irrigué par la pensée de Michel Foucault - qui alerte depuis longtemps, par différents écrits et paroles, sur les dérives d’un système de santé mentale pris dans les mailles d’une idéologie néolibérale. Une idéologie déshumanisante qui veut faire passer pour des évidences ses diktats et qui tend à faire de l’individu - exclu de son histoire et de son contexte - un « entrepreneur de soi-même », dont les critères de valeur, la performance et la compétition, produisent des pathologies liées à la réification de la personne humaine. Pathologies dont la société nie absolument être responsable.

Entretien avec ROLAND GORI

Comment avez-vous pu croire possible d’accomplir ce geste de rassemblement qu’est l’Appel des appels ?

Roland Gori : Je crois qu’on fait les choses d’abord et qu’on se donne ensuite des raisons de les avoir faites. Les raisons que je peux me donner d’avoir fait ce geste, avec d’autres, c’est d’abord le constat que depuis plusieurs années, en France, il y a pléthore de pétitions au sujet de l’Université, de la recherche, de la culture... C’est un peu comme si nous étions en face de multiples symptômes dont on a tardé à identifier la maladie et finalement les causes. Les pétitions, c’est bien, mais c’est un temps de réaction immédiate, un peu comme pour le fait divers, c’est très lié à notre civilisation. On reste le nez sur le guidon et on ne se donne pas le temps d’analyser les choses. Nous sommes dans la civilisation de la consommation, pas seulement de la marchandisation, mais de la marchandisation comme manière de penser. La marchandise est devenue la forme même de notre pensée. Par conséquent, « ça se consume en se consommant », comme disait Lacan.

Vous iriez jusqu’à dire que ces multiples pétitions sont une manière de consommer notre angoisse sur-le-champ ?

Oui, c’est une consommation du politique. C’est une posture de révolte, d’indignation, de chagrin et de colère. J’ai été très influencé par la pétition de Pas de zéro de conduite... [Lire p. 17] Lorsqu’on voit la manière dont on envisage de dépister des signes de la délinquance à partir de troubles de conduite des enfants, c’est une confusion tout à fait stupéfiante du médical, du psychologique et du répressif. Il fallait se faire les passeurs d’autres choses et ne plus se contenter de réagir a ux réformes par des symptômes de colère. Il fallait essayer de partager nos expériences, nos existences professionnelles. C’est important dans une civilisation où tout s’est délité avec l’urbanisation et l’extrême solitude des individus qui en résulte.

C’est toute une conception de l’humain qui est en danger...

Hannah Arendt écrivait : « Nous sommes en train de perdre l’humanité dans l’Homme. » Au nom de la survie de l’espèce nous perdons notre humanité même. Nous exploitons la nature comme fonds, mais nous n’avons plus d’intimité, d’affinités avec la nature, au sens où l’employait Derrida. Ne parlons pas des animaux... Nous avons perdu une amitié vis-à-vis de l’animal, ce qui est aussi une amitié au niveau de soi-même. Nous traitons les animaux comme des bêtes et les hommes comme des souris... Aujourd’hui, il y a des formations à « l’humanitude » qui viennent du Canada, dans les hôpitaux et ailleurs. On apprend des gestes, des manières programmatiques de se déterminer dans la relation à l’autre pour apporter une valeur ajoutée d’humanité. Si on l’ajoute, c’est qu’on l’a soustraite, qu’on l’a perdue. Au départ, l’idée est de créer une sorte d’observatoire de la pensée contemporaine avec un réseau d’amis avec lesquels on a envie de partager, de réfléchir sur ce qui fait problème dans leurs pratiques. Spontanément, je me relie à des gens du milieu de la philosophie et je contacte Stephan Chedri, enseignant et psychanalyste avec qui nous nous sommes rencontrés sur des thèmes comme les amendements de la psychothérapie, la Nuit sécuritaire... [Lire p. 18] Nous sommes tombés d’accord sur le fait que le problème n’est ni la psychiatrie ni la psychanalyse, mais qu’il s’agit d’un problème de civilisation. Si l’on veut analyser cette maladie de civilisation, il ne faut pas rester dans une corporation, même pour s’ouvrir sur la société. Dans le dernier rapport Couty qui prépare la loi sur la santé mentale, on voit bien comment le soignant n’est plus que la somme des actes techniques qu’il est conduit à faire. Vous accouplez la description d’une pratique en séquences accumulées d’actes techniques à une logique managériale de gestion du soin et le point d’interface des deux, c’est le chiffre. Pas seulement le chiffre économique. Max Weber a bien montré que l’esprit du capitalisme est inséparable d’une certaine façon d’utiliser la science et la technique comme stratégie rationnelle pour accroître le profit. Jamais autant que dans la société capitaliste la science et la technique n’ont été instrumentalisées en vue d’accroître le profit et la plus-value. On demande aujourd’hui aux soignants en psychiatrie (mais aussi en médecine, dans la recherche et dans l’enseignement) d’établir des protocoles et de cocher les cases pour indiquer ce qui est fait selon un programme technique : ce n’est pas seulement une vérification du travail, c’est une certaine conception du monde. On passe du temps à justifier ce que l’on fait pour ne pas penser au sens de ce que l’on fait. Je crois qu’il y a un « isomorphisme » entre les formes de pensée et les pratiques sociales. Jean-Pierre Vernant a montré, par exemple, qu’au vie siècle avant J.-C., si l’on voit apparaître en Grèce une intelligibilité du monde basée sur des valeurs et des mesures, c’est parce que dans la cité s’installe une pratique sociale démocratique. Même s’il n’est pas mon semblable, l’autre devient mon égal. Sans ce rapport « démocratique » dans la cité, on n’aurait pas pu avoir ce développement d’une pensée rationnelle. Il n’y a pas d’immaculée conception du savoir. Les formes de pensée découlent des pratiques sociales. Au moment où il apparaît dans une société, le savoir est issu d’une niche écologique, ensuite il suit sa logique. Par exemple, quand Harvey fournit une physiologie de la circulation sanguine, c’est l’époque baroque : le perspectivisme permet de passer de l’anatomique au fonctionnel. Chaque science doit obéir à sa logique propre, et se faire vérifier selon les conditions épistémologiques de sa validité, mais, comme l’a écrit Foucault, les dispositifs qui permettent le développement de la science sont institués à un moment donné par des forces sociales, politiques, des mouvements culturels. Les résultats scientifiques viennent ensuite recoder en retour nos sensibilités psychologiques et sociales. Ce n’est pas un hasard si l’on voit aujourd’hui réapparaître une typologie des comportements liée à la génétique. Après la Seconde Guerre mondiale, après la pensée biologique et médicalisante qui a permis de justifier l’idéologie nazie, ces disciplines étaient entachées, suspectes. Comment se fait-il que l’on ait oublié cela aujourd’hui ? Comment est-il possible que ça ne jette pas la suspicion sur la valeur idéologique des découvertes neurologiques ou génétiques ? À un certain moment, la culture, la société empruntent à tel domaine du savoir plutôt qu’à tel autre. L’instrumentalisation des sciences, les perversions des techniques, l’idéologie de l’expertise, le discrédit de la parole participent à un mode de gouvernance pré-politique de l’humain. Et ça, les scientifiques doivent s’y opposer.

Des mouvements comme l’Appel des appels n’émergeraient pas si nous n’étions dans une « alerte rouge » en ce qui concerne la déshumanisation de la société, comme l’annonçaient Castoriadis, Foucault et, d’une autre façon, des écrivains tels qu’Orwell, Huxley, etc. J’aime beaucoup cette phrase de Hölderlin : « Là où croît le danger, naît aussi ce qui sauve. » Il y a toujours des forces contradictoires souterraines qui définissent nos marges de liberté. Mais jamais comme aujourd’hui on n’a eu l’affirmation obscène d’une certaine politique de civilisation où le sujet devient une micro-entreprise autogérée et où l’État lui-même se définit comme entreprise. C’est une forme de totalitarisme de la pensée. Non au sens littéral : il y a du reste, qui fait que nous résistons. Nous ne sommes pas dans un fascisme ou un stalinisme, mais dans un totalitarisme mou, light, où il y a des interstices. Sécuritaire, ça veut dire qu’on fait la promotion du risque en termes d’entreprise en stigmatisant les fonctionnaires qui ont une vie « sans risque ». En même temps qu’on fait l’apologie du risque, on dit aux populations : « Prenez des risques pour gagner votre vie, on vous protège du risque des classes dangereuses. » Foucault écrit que depuis la fin du xviiie siècle, la liberté s’avère corrélative de la mise en place de dispositifs de sécurité. C’est là qu’on peut différencier notre situation de ce qui s’est passé à d’autres époques. Nous sommes dans un moment où, au nom de la liberté, le consentement est exigé dans tous les domaines : le domaine médical, celui de la relation amoureuse... C’est le maître mot de la démocratisation occidentale actuelle. En même temps, jamais on n’a été autant pris en charge par des appareils qui nous suivent à la trace, nous déterminent dans des positions et programment des comportements. C’est ça, le sécuritaire : donner à l’individu l’illusion qu’il est autonome alors qu’il est pris dans des dispositifs qui programment son parcours.

Que reste-t-il de la personne humaine dans cette « autonomie » ? Cette autonomie est fallacieuse. L’individu est un segment de la population, une pièce détachée de l’espèce : une fiction anthropologique. Il est de plus en plus difficile d’oser infantiliser les malades et de les soustraire à un savoir, mais, si ce n’est pas pris dans un dialogue, une relation à l’humain, cette information liée au consentement aux soins redouble la souffrance. Ce qui est impressionnant, c’est le retour du rêve d’une administration scientifique, technique et comptable du vivant. Ce rêve date du milieu du xixe siècle. Ernest Renan disait : « Demain la science gouvernera le monde, non la politique. » Et il prônait une « religion de la science ». Ce rêve est devenu cauchemar : au xxe siècle, les nazis disaient qu’ils faisaient de la biologie appliquée. Nous sommes ensuite restés un certain temps éloignés de ce cauchemar qui portait en germe la réification de l’humain.

Ça a créé un tabou... Oui, et des tabous ont été levés depuis quelques années... Récemment, dans l’Oregon, des patients ont reçu de leur compagnie d’assurances une lettre disant que la demande de prise en charge de leur chimiothérapie était refusée car ils avaient moins de 5% de chance de survie, mais qu’en échange on leur proposait un suicide médicalement assisté, autorisé en Oregon. Voilà où mène l’utilitarisme, le pragmatisme poussé à l’extrême comme mode de gouvernement. On se demande jusqu’à quel point le néolibéralisme n’inscrit pas en palimpseste des lettres identiques à ce qu’ont été à un moment donné les caractères du nazisme. Il ne peut pas y avoir de pensée citoyenne s’il n’y a pas une réflexion transversale. Il est important que les professions sortent de leur corporatisme, de leur cloisonnement social, dans nos métiers mais aussi dans la justice, la police même, l’information, la recherche, la prévention. Nous souffrons de la même maladie de civilisation, de la même forme obtuse de logique gestionnaire. Cette civilisation voue une véritable haine à la pensée, à la culture et aussi à la durée. C’est une civilisation du fait divers, du temps réel. Les dispositifs de normalisation sociale, de servitude poussent les sujets à adhérer librement aux exigences que l’on impose à leur existence. On voit bien comment, pour définir une politique de santé mentale, le président de la République utilise un fait tragique comme le meurtre d’un étudiant par un schizophrène à Grenoble. Le fait divers est sans cesse instrumentalisé à fin de propagande. C’est une civilisation inquiétante car elle produit ainsi ses propres pathologies. On voit comment ce que j’appelle les « pathologies du nihilisme », c’est-à-dire des troubles de l’attention, de l’hyperactivité, la toxicomanie, les violences faites à autrui ou à soi-même sont le miroir de cette société. Or la société ne se reconnaît pas dans ses maladies mentales et ses déviances. Elle n’y reconnaît pas ses valeurs et sa substance éthique. C’est un désaveu. On établit les classifications psychiatriques comme si ces troubles étaient naturels et non en rapport avec l’autre, dans un contexte, une histoire. Ce désaveu de l’autre, c’est la signature même de ces pathologies. Considérer l’autre dans une tournante comme un orifice, une chose à exploiter, ou se considérer soi-même comme un membre en érection, à se bourrer de Viagra dans une addiction à la performance de soi, c’est ce qu’on peut décrire comme une perte du sens ontologique de notre vie. Ce déficit ontologique est l’autre versant du déficit démocratique. Ces choses que l’on retrouve dans les pathologies sans voir le lien qu’elles ont avec la culture d’un capitalisme extrême qui considère l’autre comme l’instrument de mon profit et qui l’abolit comme sujet humain. Chaque société a la psychiatrie qu’elle mérite et la nôtre est identique aux symptômes qu’elle est censée décrire : au nom de l’objectivité, elle amène le sujet à se traiter comme une chose. Si vous êtes froid, cynique, cruel, arriviste sur le marché financier, vous êtes génialement performant ; si vous êtes comme ça en banlieue, vous êtes un « dys » (3) déterminé par ses neurones et ses gènes dont il faut décrypter le fonctionnement neural dans les limbes des chromosomes : les gènes de la cruauté. Ce qui a fait réagir Pas de zéro de conduite..., c’est ça : chercher chez nos enfants les « gènes » qui sont greffés par la civilisation. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’élément génétique ou biologique, mais que l’idéologie génétique produit de la « poudre aux yeux » pour ne pas voir en quoi les pathologies sont révélatrices de la substance éthique d’une culture.

La source freudienne, qui a donné la psychothérapie institutionnelle et dont est aussi issue l’antipsychiatrie, Cooper, Laing et consorts, serait-elle l’ennemi principal de cet état d’esprit réducteur dont vous parlez ? La psychanalyse a été poussée dans la culture pour de mauvaises raisons idéologiques et c’est pour de mauvaises raisons idéologiques qu’elle est démolie. Elle a été boostée pour des raisons idéologiques liées à la nécessité pour le capitalisme de s’intéresser aux relations humaines, dans un esprit de management sentimental. Les valeurs qu’elle portait étaient compatibles avec un certain capitalisme paternel. Aujourd’hui, « la France qui se lève tôt », celle qui a le regard fixé sur l’Audimat d’un côté et le CAC 40 de l’autre, n’a pas le temps de rêver et encore moins d’en parler à quelqu’un. Ce qui change tout car, après Freud, on ne rêve plus de la même manière lorsqu’on a commencé à en parler. La psychanalyse est née en plein dans la culture de la fin du xixe siècle : c’est l’humus où a pu germer ce savoir. Il s’agissait de se centrer sur la famille, l’enfance, l’histoire, les émotions. Elle apparaît, comme l’a dit Foucault, pour participer à la construction d’un sujet « psychologico-moral ». La société demande à la psychiatrie de dire en quoi le criminel ressemble à son crime avant même de l’avoir commis : la psychanalyse est convoquée pour répondre à ça. Freud participe à construire un savoir à partir de ce qui circule alors dans la culture. Ça bascule avec l’extension du domaine du médical, avec le souci de la santé morale des populations. Le coup de génie de Freud, c’est de faire la différence entre le savoir et la science, d’inventer une méthode qui fait rupture avec l’idéologie. On va découvrir une autre manière de travailler, de penser, de soigner. Après Freud, on ne peut plus penser la psychiatrie et la psychologie de la même façon. Il y a incontestablement rupture, mais aussi continuité. Si l’on ne prend pas conscience qu’une science naît d’un savoir, c’est-à-dire d’une opinion, d’une idéologie, on ne peut pas comprendre qu’elle tende ensuite à y retourner. La psychologisation de la psychanalyse n’est rien d’autre que le versant idéologique qui l’avait portée et fait naître. Ce qu’il y a de génial dans la psychanalyse, c’est qu’elle élabore la figure d’un homme tragique, divisé avec lui-même. Elle renoue avec les philosophies antiques, avec une herméneutique du sujet du côté du souci de soi. Finalement, il s’agit d’être maître de ses passions, de se connaître. Il y a eu un moment où s’est ouvert dans la culture la possibilité de penser l’homme tragique. Tous les systèmes totalitaires - et à l’heure actuelle le néolibéralisme - visent la destruction de cet homme tragique qui est le contrepoint de l’homme instrumental, réifié comme marchandise ou fonction. Je crois, comme Adorno (4), que nous luttons contre un homme réifié. La manière dont on demande aujourd’hui au patient de se prendre en charge dans le soin ne signifie pas « sois le thérapeute de toi-même », mais « sois le chef d’entreprise de toi-même et de tes soins », c’est-à-dire « objective-toi, fais un bilan de compétences de ton état de santé ». C’est la même chose dans le domaine amoureux, les gens se présentent comme pour un entretien d’embauche, et demain, ce sera pour accroître les performances des chromosomes...

Il n’y a pas de place ici pour la spiritualité... Le mot âme va disparaître de notre vocabulaire. C’est déjà fait, non ? Mais tant qu’il est possible de penser et de dire ce qui nous aliène, on n’est pas encore dans une situation totalement désespérée...

Mais ça sera réservé à une minorité, tandis que les autres seront réduits à un état de pensée minimal, acceptant des quantités de choses inacceptables...

Ce qui était le cas dans la cité grecque... Mais on ne retourne pas à la cité grecque, on va plutôt du côté de la cité des fourmis, c’est ce qu’écrivait Georges Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique (5). Il dit que le rêve d’une société normalisée est un rêve de société animale, parce que les animaux sont adaptés à leur fonction. La vulnérabilité de l’espèce, c’est ce qui fait la dignité de l’homme. Lorsque nous serons devenus des fonctionnaires de notre civilisation instrumentale, nous serons retournés à une société animale.

Comment imaginez-vous la construction d’îlots de résistance et de réflexion ?

J’insiste beaucoup pour établir des différences. Si l’on ne fait qu’établir des ressemblances pour se regrouper, on risque de tomber dans le langage de l’adversaire. Pour l’instant il y a encore la possibilité de penser et de dire notre aliénation. Il reste à la déconstruire et à en partager l’analyse pour s’en défaire autant que possible. On peut penser la raison technique. La technique est une chose merveilleuse sur laquelle on peut greffer de la poésie, mais la rationalisation technique peut faire disparaître l’humain. Yves Clot (6) montre très bien comment le monde du travail est rendu habitable grâce des processus à travers lesquels les gens contournent et détournent les contraintes de leur fonction. C’est un peu ce que je propose socialement parlant, citoyennement parlant... Emparons-nous des possibilités qui nous sont offertes pour les détourner de leur fonction technique et en faire du rêve. Propos recueillis par Nicolas Roméas

1. Psychanalyste et psychologue. 2. Psychanalyste et professeur de psychologie et de psychopathologie cliniques à l’université d’Aix-Marseille. 3. Les troubles qualifiés de « dys » (dysphasie, dyslexie, dyspraxie) font l’objet depuis quelques années de recherches en neuropsychopédagogie. Il s’agit d’explorer les causes, le dépistage et la rééducation de ce qui entraverait notamment l’apprentissage scolaire (domaines du langage, de la lecture, de l’écriture, coordination et articulation des mouvements). 4. Theodor W. Adorno (1903-1969) est un philosophe et sociologue allemand. 5. Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique (1971), Paris, PUF, 1972. 6. Yves Clot est professeur au Centre national des arts et métiers, spécialiste de la psychologie du travail.

Bibliographie sélective :

  • La Preuve par la parole . Essai sur la causalité en psychanalyse, Erès, 2008.
  • Roland Gori et Pierre Le Coz, L’Empire des coachs, une nouvelle forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006.
  • Jean-Paul Caverni et Roland Gori, Le Consentement, droit nouveau du patient ou imposture ? , Paris, In Press Éditions, 2006.
  • Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire . Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, coll.

[1] Lire plus bas, entretien en ligne


VOIR EN LIGNE : Cassandre / Hors champ
Publié sur OSI Bouaké le dimanche 17 mai 2009