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Comment juger les bourreaux



Le Monde | 16.04.11 | Nicolas Truong •

Comment devient-on un nazi ou un procureur de la Stasi ? Quel fut le déroulé du procès de Slobodan Milosevic, et dans quelles conditions se tiendra celui de Laurent Gbagbo ? Quels sont les ressorts psychiques, politiques et sociaux qui conduisent les hommes à devenir des héros exemplaires ou des criminels de bureau ? Ces questions ne cessent de tarauder une humanité plongée dans les sombres temps de la terreur totalitaire et du terrorisme.

Depuis 1945 et le tribunal de Nuremberg, en effet, la communauté internationale se pose la question du jugement et de la sanction appropriée, lorsque les crimes commis dépassent l’entendement.

Ainsi les Cahiers de la justice, la revue trimestrielle de l’Ecole nationale de la magistrature dirigée par Jean-François Thony et Denis Salas, ont-ils voulu se pencher sur la façon dont il faut "juger la barbarie". Rappelons que le terme pose question, même s’il est très usité aujourd’hui. Car nous entendons par "barbarie" aussi bien des actes de grande cruauté qu’un supposé état zéro de l’humanité. Comme le disait Claude Lévi-Strauss, "en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques". Car "le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie". Mais admettons l’usage, et suivons magistrats et avocats au fil des pages.

Mandatée par le Tribunal spécial pour les Khmers rouges afin de procéder à l’expertise psychologique de "Douch", directeur du camp de torture et de mort S21, où périrent 16 000 victimes, Françoise Sironi rappelle que la grande majorité des auteurs de crimes contre l’humanité "ne souffre d’aucune psychopathologie". Après dix-neuf entretiens d’une durée de trois heures avec "Douch", entre 2008 et 2009, Françoise Sironi considère que c’est l’articulation d’une psychologie et d’une situation politique inédite qui provoque le basculement de la civilisation à la barbarie. Ainsi "Douch" - dont le surnom signifie "l’écolier qui se dresse quand le maître lui demande de se lever" - accrocha-t-il sa structure mentale (un enfant dévalorisé en mal de reconnaissance) au délire politique de Pol Pot, dont la devise était "Eteignez vos coeurs !" Les repoussants propagandistes de la "barbarie" ne sont donc pas si différents de nous. Inhumains, certes. Mais parce qu’humains, trop humains.

Il n’en demeure pas moins qu’il faut les empêcher d’agir. Et trouver la meilleure façon de les juger et de les punir, notamment grâce à la généalogie de la notion de crime contre l’humanité (Yann Jurovics). Mais pourra-t-on encore juger ces criminels de l’extrême et tous ces autres dictateurs voyageurs, s’alarme l’avocat William Bourdon ? En effet, la loi du 9 août 2010 qui instaure la compétence "quasi universelle" permettant de poursuivre pour crime contre l’humanité, à la seule initiative des parquets, les personnes qui ont leur résidence habituelle dans le pays concerné, limite selon lui les poursuites contre les chefs d’Etat à l’initiative des ONG.

La bataille juridique contre la barbarie n’est donc pas terminée. Parce qu’il faut sans relâche déjouer les tentatives des bourreaux ordinaires ou des tyrans décisionnaires de contourner leur responsabilité. Parce qu’"il n’existe aucun document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie ", disait Walter Benjamin. En tout cas, ce numéro, ponctué par le récit sobre et bouleversant d’Elie Buzyn, ancien déporté d’Auschwitz, apportera à tous ceux qui font le pari de la civilisation de bien belles pièces à conviction.

  • "Juger la barbarie", Les Cahiers de la justice - École nationale de la magistrature - Dalloz - 184 pages, 37,90 €

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Publié sur OSI Bouaké le samedi 16 avril 2011

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